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ou par l’Écriture sainte. Avec les femmes il est à son aise, et il les fait penser et parler avec une vérité parfaite, relevée par un art exquis. Ne lui demandez ni Emilie, ni Cornélie., ni Pauline ; mais écoutez Andromaque, Monime, Bérénice, Phèdre ! Là, même en imitant, il est original et il laisse les anciens bien loin derrière lui. Qui lui a enseigné cette délicatesse charmante, ces troubles gracieux, cette pureté dans la faiblesse, cette mélancolie, quelquefois même cette profondeur, avec cette langue merveilleuse qui semble l’accent naturel du cœur de la femme ? On s’en va répétant que Racine écrit mieux que Corneille ; dites seulement qu’ils écrivent tous deux très différemment et comme on écrivait dans les deux époques si différentes où ils ont vécu. Corneille parle la langue des hommes d’état, des capitaines, des théologiens, des philosophes, des femmes fortes, de Richelieu, de Rohan, de Saint-Cyran, de Descartes et de Pascal, de la mère Angélique Arnauld et de la mère Madeleine de Saint-Joseph, la langue que parle encore Molière, et que Bossuet a gardée jusqu’à son dernier soupir. Racine parle celle de Louis XIV et des femmes qui étaient l’ornement de sa cour. Je suppose qu’ainsi parlait Madame, l’aimable, spirituelle et infortunée Henriette ; ainsi écrivent l’auteur de la Princesse de Clèves et l’auteur du Télémaque. Ou plutôt cette langue est celle de Racine lui-même, de cette âme faible et tendre, qui passa vite de l’amour à la dévotion, qui se complaisait dans la poésie lyrique et s’est épanchée tout entière dans les chœurs d’Esther et d’Athalie, surtout dans les Cantiques ; cette âme si facile à émouvoir, qu’une cérémonie religieuse ou la représentation d’Esther à Saint-Cyr touchaient jusqu’aux larmes, qui compatissait aux malheurs du peuple, qui trouva dans sa pitié et sa charité le courage de dire un jour la vérité à Louis XIV, et qui s’éteignit au premier souffle de la disgrâce.

Molière est à Aristophane ce que Corneille est à Shakspeare. L’auteur du Plutus, des Guêpes, des Nuées, a sans doute une imagination, une verve bouffonne, une puissance créatrice au-dessus de toute comparaison. Molière n’a point d’aussi grandes conceptions poétiques : il a mieux peut-être, il a des caractères. Son coloris est moins éclatant, son burin est plus pénétrant. Il a gravé dans la mémoire des hommes un certain nombre de travers et de vices qui s’appelleront à jamais l’Avare, le Malade imaginaire, les Femmes savantes, le Tartufe, Don Juan, pour ne pas parler du Misanthrope, pièce à part, touchante autant que plaisante, qui ne s’adresse pas à la foule, et ne peut être populaire, parce qu’elle exprime un ridicule assez rare, l’excès dans la passion de la vérité et de l’honneur.

Tous les fabulistes anciens et modernes, et même l’ingénieux, le pur, l’élégant Phèdre, approchent-ils de notre La Fontaine ? Il compose