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obtenu ? Aucune concession de droit, aucun traité nouveau avec la Porte, aucun arrangement par lequel le sultan renoncerait à une portion quelconque de la souveraineté. On a dit que le prince Menchikoff demandait un renouvellement de ce traité d’Unkiar-Skelessi, en vertu duquel Mahmoud avait mis le Bosphore et les Dardanelles à la disposition de la Russie, afin d’être secouru par elle dans la lutte redoutable qu’il avait alors à soutenir contre le pacha d’Égypte. On a dit aussi que le même diplomate venait réclamer un privilège encore plus étrange, celui de la nomination du patriarche de Constantinople par le saint synode de Pétersbourg et par conséquent la suprématie de l’église grecque de l’empire ottoman. Nous n’avons point à examiner ce qu’il y aurait d’exorbitant à soumettre la plus haute autorité de l’église schismatique au synode de Russie, qui ne vient aujourd’hui qu’au cinquième rang dans la hiérarchie de cette église. Nous n’avons point à rechercher à l’aide de quels argumens on parviendrait à prouver à la Porte la nécessité d’une alliance avec ses adversaires-nés contre ses amis naturels. De pareilles combinaisons peuvent exister dans les pensées du cabinet russe, mais nous doutons qu’il les ait catégoriquement formulées et proposées à la Porte. En avouant de telles prétentions, la Russie provoquerait à son détriment une alliance des gouvernemens de l’Occident, et en choisissant la question des lieux saints pour principal prétexte de la mission du prince Menchikoff, elle indique assez au contraire combien elle est préoccupée de diviser les cabinets qui pourraient gêner présentement son action en Turquie. Cependant l’Angleterre, la Prusse, l’Autriche, seraient plus complaisantes que de raison, si elles pensaient que ce prétexte des lieux saints ne couvre point un système de conquête parfaitement combiné, et qu’elles peuvent, sans inconvénient pour l’équilibre de l’Europe, laisser prendre à la Russie sur les douze millions de schismatiques de l’empire ottoman une suprématie morale qui équivaudrait presque à une possession de fait. Le plaisir de faire pièce à la France n’excuserait pas devant l’histoire une pareille politique. D’ailleurs, si le prince Menchikoff n’a encore rien obtenu conventionnellement de la Porte qui constitue un avantage réel, sa mission a déjà produit des conséquences qui ne sont pas sans gravité, par l’attitude peu bienveillante qu’il a prise à l’égard de Fuad-Effendi, dès ses premiers rapports avec le gouvernement turc, il a réussi à éloigner du pouvoir l’homme qui, depuis l’éclipsé de Reschid-Pacha, représente le mieux eu Turquie l’esprit de l’Occident. Le prince Menchikoff ne s’est point contenté de ce succès remporté à Constantinople. Comme s’il se lui proposé d’opérer une sorte de triage dans le personnel politique de l’empire ottoman, et de frapper les hommes les plus capables et les plus populaires, il a impérativement exigé la destitution du ministre des affaires étrangères de Servie, M. Garachanine. C’est par voie directe, et sans recourir à l’intervention du sultan, qu’il a exercé cette pression sur le prince de Servie, comme si ce pays eût été une principauté vassale de l’empire russe et déjà séparée de la Turquie. À défaut de plus amples indications, que le prince Menchikoff se refuse à donner sur sa mission, ces faits suffisent pour que l’on puisse asseoir au moins un calcul de probabilités : il se peut que la question des lieux saints forme un des points principaux de ses instructions ; mais évidemment ce n’est pas le seul.