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dans les mythes une traduction symbolique de cette philosophie. Les dieux de la naïve antiquité, participant aux besoins et aux plaisirs des hommes, mangent et boivent : — cela signifie, dit Proclus, qu’ils créent sans cesse par le mélange du fini et de l’infini : l’ambroisie, aliment solide, représente le fini ; le nectar, aliment liquide, figure l’infini. — Uranus, Saturne et Jupiter sont, pour Plitin les trois principes du monde Intelligible, l’un, l’intelligence et l’âme. Jupiter engendrant Vénus, c’est l’âme universelle se produisant au dehors. Saturne dévorant ses enfans, c’est l’intelligence dont la loi est de rentrer sans cesse en elle-même. Tout fut ainsi allégorie et métaphore. Les fleurs écloses au soleil des premiers jours, ces charmans enfantillages devinrent, entre les mains du pédantisme philosophique, des énigmes froides et sans grâce. S’il est un mythe où se soit conservé, de la manière la plus transparente, à travers l’enveloppe anthropomorphique, la trace du culte primitif de la nature, c’est, sans contredit, celui des nymphes. À peine est-il nécessaire de changer leurs noms et leurs attributs pour retrouver les sources et les eaux courantes dans ces divinités fraîches, vives, délicates, sautillantes, rieuses, tantôt visibles, tantôt invisibles, qui s’élancent au milieu des rochers, en chantant et tournoyant comme des enfans, dont la voix est douce et mystérieuse, qui ne dorment jamais, qui filent de la laine teinte en vert de mer ou tissent des étoiles purpurines entre les rochers, déesses compatissantes qui guérissent des maladies, et qui parfois cependant ravissent et tuent. Voilà pourtant d’où Porphyre tirera dans son Antre des Nymphes toute une philosophie. Les nymphes sont les Ames ; leur voile, c’est le corps ; l’antre, c’est le monde. L’intérieur de l’autre figure le côté sensible, obscur ; l’extérieur, le côté intelligible, lumineux, etc.

Le défaut essentiel du système de M. Creuzer est d’avoir trop envisagé le paganisme dans cette forme mystique et philosophique. C’est comme si, avec les ouvrages de Kant ou de Schleiermacher, on prétendait arriver à reconstituer la théorie du christianisme primitif. Le mythe n’a réellement toute sa signification qu’aux époques où l’homme vit encore dans un monde divin, sans notion bien arrêtée des lois de la nature. Or, longtemps avant le triomphe du christianisme, cette naïveté première avait disparu pour jamais. Le surnaturel n’était plus que le miracle, une dérogation voulue à un ordre établi : conception radicalement différente de celle de l’homme primitif, pour lequel il n’y avait pas d’ordre naturel, mais un jeu continu de forces vivantes et libres. À cet âge, il n’y avait rien qui pût s’appeler dogme, religion positive, livre sacré. L’enfant ne dispute pas, il n’a pas besoin de solution, car il ne se pose pas de problème ; pour lui, tout est clair. L’auréole dont le monde resplendit à ses yeux, la vie déifiée, le cri poétique de son âme, voilà son culte, culte céleste, premier acte d’adoration sans retour, acte d’amour entièrement désintéressé. C’est donc une très grave erreur de supposer qu’à une époque reculée l’humanité ait créé des symboles à l’effet de couvrir des dogmes, et avec la vue distincte du dogme et du symbole. Tout cela est né simultanément, d’un même bond, en un moment indivisible, comme la pensée et la parole, l’idée et son expression. Le mythe ne renferme pas deux élémens, une enveloppe et une chose enveloppée ; il est indivis. Cette question : — l’homme primitif comprenait-il ou ne comprenait-il pas le sens des