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les formes savantes des Provençaux sans se soucier ni du fond ni du caractère de la pensée. Voilà pourquoi la poésie du recueil de Baena, dont les caractères métriques décèlent tout d’abord cette imitation, n’en offre pas moins dans son essence un type national qu’il est impossible de méconnaître.

Si de la sphère des mœurs nous passons à la sphère politique et philosophique, le Cancionero de Baena ne nous offre que hardiesse ou mécontentement ; les poètes censeurs qui n’épargnent ni les plaintes ni les remontrances y tiennent, on l’a vu, une grande place. Or, pour bien apprécier le libre esprit de cette cour de Castille, qu’on aime à supposer soumise et retenue, il faut ajouter à la liste de ces poètes l’auteur de la vigoureuse philippique qui se trouve, sans nom d’auteur, dans le Cancionero de Baena sous le n° 340[1]. L’âcre et agressive humeur du poète ne s’arrête pas devant le prestige des dignités politiques ou ecclésiastiques ; elle eu fait plutôt son point de mire. Le poète ne craint pas de dire que les prélats vivent dans l’orgueil et dans la corruption, que tout est vendu à la faveur, qu’à la cour tout le monde est parjure, que les seigneurs placés à la tête de l’état n’ont d’autre justice que celle de l’or, que le royaume est dévasté, et qu’il n’y a dans le gouvernement ni bons conseils ni bonne administration.

Mais c’est surtout dans les discussions sur la philosophie et sur les dogmes chrétiens que ces troubadours déploient toute leur indépendance. La prescience divine, le libre arbitre, la conception, la trinité, le salut, la Providence, tous ces problèmes qui ont lassé pendant tant de siècles la curiosité des théologiens ou des philosophes n’ont pas effrayé les troubadours de la renaissance espagnole. Le rapprochement que M. Villemain a fait entre les clients provençaux et la presse libre des pays modernes[2] est à juste, titre applicable aussi au Cancionero de Baena. C’est bien là en effet la hardiesse moderne, et sans lois répressives encore ; c’est bien là aussi la libre allure, des monumens « le la poésie provençale. Entre les chants espagnols et les chants provençaux il y a sans doute des divergences considérables ; mais nous ne les croyons pas aussi absolues que le prétend M. de Pidal : elles dérivent, à notre avis, moins de la spontanéité de la poésie érudite de la Castille que des changemens que le temps avait introduits dans le goût et dans les idées. Les deux littératures se distinguent par les mêmes qualités ; c’est la direction donnée à ces qualités qui diffère. La poésie du Cancionero ne le cède pas en liberté à la poésie limousine ou provençale. Seulement, si elle ne procède, pas comme cette poésie par saillies piquantes et par effusions irréfléchies, c’est que la scolastique, qui aimait les classifications rigoureuses, avait fait d’immenses progrès en Espagne ; elle avait passé du cloître dans le cabinet, et les poètes discutaient alors au lieu de chanter.

À cette action primordiale de la tradition limousine qui perce dans le Cancionero, il faut ajouter une autre influence, celle de la littérature italienne, qui, ayant subi d’abord elle-même l’ascendant provençal, avait pris soudain un essor original et dominateur par le génie puissant de trois hommes,

  1. Cette pièce est de Juan Martinez de Burgos, et se trouve aussi dans le Cancionero compilé par son fils.
  2. Tableau de la Littérature au moyen âge, première leçon.