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vérité incontestable, lorsqu’en 1780, il écrivait au duc de Duras ces lignes : « Il vaut mieux, suivant moi, qu’un homme de lettres vive honnêtement du fruit avoué de ses ouvrages que de courir après des places ou des pensions qu’il peut mendier longtemps sans les arracher. » Qui pourrait aujourd’hui méconnaître la justesse de cette opinion de Beaumarchais ? Le régime où l’écrivain n’a d’autre maître que le public est en lui-même infiniment préférable à tous les autres, sans en excepter le protectorat si vanté de Louis XIV. Ce protectorat fastueux donnait 3,000 francs de pension à Chapelain, qualifié le plus grand poète français qui ait jamais été, et supprimait la maigre pension de Corneille : il payait Benserade un tiers de plus que Molière, et il forçait Mézeray à demander bassement pardon d’avoir écrit suivant sa conscience, et à promettre de passer l’éponge sur la vérité, pour obtenir la restitution de ses gages d’historiographe. Très peu d’argent, partagé entre quelques hommes de génie et quelques médiocrités ; en dehors de cette distribution, une foule de littérateurs affamés, de Collerets crottés jusqu’à l’échine, non moins misérables et aussi peu scrupuleux que les derniers enfans perdus de la littérature contemporaine, — voilà, à tout prendre, ce qu’était la situation des gens de lettres sous Louis XIV.

L’état actuel offre certainement des inconvéniens. Transformée en une profession indépendante et appelée à se suffire à elle-même, la profession d’homme de lettres a rencontré le danger du contact et de l’imitation des industries qui n’ont que le lucre pour objet. L’influence de celles-ci étant devenue malheureusement de jour en jour plus envahissante, il en est résulté que cette influence a déteint trop souvent sur la littérature, et qu’une société où les industriels tiennent le haut du pavé a naturellement produit une littérature industrielle. Que, dans ses luttes ardentes pour la propriété littéraire, Beaumarchais, en insistant trop sur l’idée de profit, ait contribué à préparer le mélange de la littérature et de l’industrie, qu’il ait concouru pour sa part aux inconvéniens que ce mélange entraîne, c’est possible ; mais ce qui est certain, c’est qu’il a travaillé de toutes ses forces à amener pour les écrivains un régime où leur existence ne dépendît que d’eux-mêmes. Et s’il est vrai qu’en aucun temps il n’a été aussi facile que de nos jours à un homme laborieux doué de quelque talent, et modéré dans ses désirs, de vivre des produits de sa plume, d’en vivre honnêtement, sans servilité à l’égard de personne, sans bassesse et sans capitulation de conscience, on peut dire que Beaumarchais n’est point étranger à ce résultat, car la recherche des moyens propres à l’obtenir a été une des grandes occupations de sa vie.


Louis de Loménie.