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parlant en son propre nom : « J’étais là, telle chose m’advint, etc. ! » Qu’en faut-il croire ? M. Dupin a été un président parlementaire plein d’autorité et de verve, luttant avec un rare sang-froid et une singulière présence d’esprit contre les intempérances de la montagne ; seulement on aimerait peut-être qu’il fit un peu moins lui-même l’inscription de son monument. D’ailleurs ce n’est point à lui qu’il faut demander quelques lumières nouvelles sur des événemens auxquels il a assisté de près, tels que le 24 février ou le 24 décembre. M. Dupin en a entendu parler ; mais il n’en a rien vu, à coup sûr. Chacun de ces événemens a sa place dans ce que l’ancien président appelle les Petites Annales au même titre que cet autre grand événement : « Discours d’inauguration du président de la chambre. [Sensation !) » Qui était le président ? Il est vrai que, deux lignes plus haut, la nomination de M. Dupin se trouve consignée. M. Dupin suit ainsi sa propre histoire et celle de la France, lançant parfois plus d’un trait mordant comme celui qui va tomber sur les légitimistes démissionnaires de places gratuites, mais non de places payées, ou trouvant à faire intervenir Montaigne en pleine assemblée législative le 21 novembre 1851. Merveilleux à-propos ! « Il semble, disait le fin railleur, comme s’il eût parlé tout exprès pour la circonstance, que ce soit la saison des choses vaincs quand les dommageables nous pressent. » Le mérite des Petites Annales de M. Dupin, si elles en ont un, c’est de vous remettre sous les yeux toutes ces dates, de 1824 à 1853. Elles ne disent rien, elles n’enseignent rien ; mais une date fait songer et vous fait recommencer par la pensée une sorte de voyage idéal à travers toutes ces choses dont beaucoup déjà sont évanouies.

Et la vie elle-même, l’histoire contemporaine tout entière, qu’est-ce autre chose que ce voyage idéal ou réel dans lequel, avant d’arriver, on a le temps de saluer bien des rivages ? Seulement tout le monde ne voyage pas avec le même fruit, avec un égal bonheur, et ne réussit pas non plus à intéresser les autres à ce qu’il sent, à ce qu’il pense ou à ce qu’il raconte. Puis cette vie de nulle époque est un voyage cahoté, sujet à mille déceptions : on part avec des illusions, des enthousiasmes, avec des articles de foi philosophique et politique dans l’esprit ; on va changer le monde, et il se trouve que c’est le monde qui vous change. Au bout d’un peu de temps, que reste-t-il en effet des enthousiasmes et des principes d’autrefois ? Les événemens sont tombés sur eux et les ont refroidis ou ébranlés. Il est des natures qui prennent la vie avec emportement et lui demandent aussitôt plus qu’elle ne peut donner ; ce sont celles, sans nul doute, qui sont le plus exposées aux retours, quand on est parti d’un pas plus calme, l’esprit facile et assuré, croyant à certaines choses, mais n’y croyant que dans la mesure du possible, sceptique à l’égard de beaucoup d’autres, il y a bien moins de chances pour subir toutes les variations de l’atmosphère. Tout change, tout se transforme, et on change aussi soi-même, mais non assez pour que le lendemain soit le contraste ou le démenti de la veille. L’intelligence conserve une certaine sûreté libre et aisée, que les déceptions ne troublent ni n’émoussent. M. Saint-Marc Girardin est un de ces voyageurs privilégiés, — voyageur dans la plus simple acception du mot et aussi du monde de l’esprit, — et c’est ce qui donne un attrait particulier à toutes ces pages qu’il vient de réunir encore dans le second volume