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œuvre une limite assez difficile à trouver et à préciser. Quels sont les livres dangereux ? quels sont ceux qui ne le sont pas ? Cette puissance discrétionnaire sur la propagation des ouvrages de l’esprit devait-elle servir un but politique ou s’exercer uniquement en vue d’un résultat moral ? La commission, on doit le reconnaître, a tranché ces questions dans le sens le plus large ; elle s’est crue appelée, non à censurer des idées et des opinions, mais à éloigner du peuple les livres qui peuvent l’égarer et le corrompre ; elle n’a condamné, assure M. de La Guéronnière, que ce qui est irréligieux, immoral et anti-social, et dans cette catégorie il s’est trouvé encore cinq cent cinquante-six ouvrages. Du reste, le rapport de la commission donne l’idée de l’étrange puissance du colportage ; il se distribue annuellement par cette voie neuf millions de volumes, neuf millions représentant un capital de six millions de francs ; voilà le budget de cette littérature, composée en grande partie de livres immoraux ! Certes, le budget de la littérature honnête et sérieuse a de plus modestes proportions. On voit quel puissant instrument peut être le colportage pour le mal comme pour le bien : trois mille cinq cents colporteurs organisés, courant les campagnes et exerçant le plus souvent par leurs livres le prosélytisme de la licence, de l’obscénité et de l’athéisme ! Oui, sans doute, c’est une juste et morale pensée de chercher à détruire ces funestes propagandes qui vont tenter par l’appât du mal les intelligences simples et grossières. Il est cependant une réflexion qui ne peut manquer de naître : voilà comment vit cette démocratie ! c’est à la condition d’être surveillée, dirigée, protégée jusque dans ses lectures ! Chose plus étrange encore, d’une part l’état enseigne à lire au peuple, et de l’autre il faut qu’il le préserve du danger des connaissances qu’il lui donne ! N’y a-t-il point là la suprême condamnation de toutes les apothéoses démocratiques, de toutes les déclamations sur l’aptitude universelle du peuple ? Et en outre ne résulte-t-il pas de tous ces faits la nécessité de donner à l’enseignement primaire une destination un peu moins périlleuse que de fournir le moyen de lire de mauvais livres répandus dans les campagnes par le colportage ? C’est dans la pratique au surplus, nous ne l’ignorons pas, plutôt que par des lois, que l’instruction élémentaire peut être dirigée dans un sens religieux et moral. La seule réforme possible et efficace, c’est celle du maître lui-même, de renseignement qu’il donne, des goûts qu’il éveille, des impressions qu’il développe.

Il est des réformes d’un autre genre que le gouvernement poursuit en ce moment même dans un ordre différent d’idées, Nous parlions, il y a quelque temps, des modifications qui paraissaient devoir être réalisées dans l’institution du jury ; ces modifications sont l’objet d’une loi qui vient d’être présentée au corps législatif ; elles touchent aux deux points les plus essentiels, à la composition même des listes et aux qualités requises pour être juré. Quant aux qualités nécessaires pour faire partie d’un jury, on ne saurait assurément se plaindre que le projet de loi fixe avec une sévère réserve les conditions de capacité et de dignité. Il suffit d’une condamnation à un mois d’emprisonnement pour encourir l’incapacité pendant cinq ans. Une autre condition pour être juré, c’est de savoir lire et écrire en français. Ceux qui vivent d’un travail manuel et journalier sont dispensés des fonctions de jurés. Quant à la composition des listes, elle est préparée d’abord par une commission