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entre les mains de M. Heyse, qui fut attiré par la touchante émotion du sujet. Cet intérêt toutefois ne suffisait pas au jeune poète, M. Heyse pensait sans doute avoir sous les yeux quelque nouvelle d’un auteur inconnu ; il ne soupçonnait pas qu’il allait toucher à l’œuvre délicate et charmante d’un écrivain d’élite. Peut-être même cette considération ne l’eût-il pas arrêté ; il y a chez lui une verve dramatique dont il fera bien de modérer les élans. Vous n’avez pas oublié cette jeune fille de race noire dont Mme de Duras a si bien retracé les souffrances. Recueillie à Paris dans une famille opulente, Ourika aime silencieusement le fils de sa bienfaitrice, et comme elle se voit séparée de lui par une double barrière, elle va demander à la solitude du cloître la résignation et l’oubli. De cette étude toute morale, de ce tableau mélodieux et plaintif, M. Paul Heyse fera une peinture de mœurs politiques, une ardente et pathétique satire. Nous sommes à Pars, à la fin de 93. Une brillante comtesse et son fils ont échappé à l’échafaud en adoptant les principes de ceux qui ont fait le 10 août. Voyez-la, au milieu de ses salons, célébrant la fête de l’égalité ! On dirait la prêtresse de la révolution. L’égalité ! ce mot a enivré la pauvre Ourika ; elle aime le comte, et le comte a pour elle maintes tendresses ; pourquoi refuserait-il d’unir son sort au sien ? Le. jour où elle apprend que cette égalité est un vain mot, elle en perd la raison. Après bien des aventures sanglantes, nous retrouvons la malheureuse folle sur les boulevarts de Paris. Les passans la prennent pour une mendiante et lui jettent quelques pièces de monnaie ; mais elle, immobile, les yeux hagards, indifférente à la pitié qu’elle inspire, elle ne sait que répéter ces deux mots : égalité ! égalité ! mensonge ! mensonge ! On ne peut méconnaître chez M. Heyse un rare talent d’exécution. Maintes esquisses révolutionnaires sont dessinées d’un trait rapide et se gravent nettement dans l’esprit, La scène nocturne où le jeune comte, poursuivi par des jacobins coiffés de leurs bonnets rouges, passe la rivière dans un bateau que conduit Ourika, devenue folle, est tracée avec une vigueur sobre et terrible. Tout récemment, M. Paul Heyse a publié un nouveau récit poétique, intitulé les Frères, qui se recommande par les mêmes qualités énergiques. On voit que l’auteur est en garde contre la douceur sentimentale qui est le caractère et pourrait devenir recueil de la génération qui se lève. M. Paul Heyse semble assez sûr de lui-même pour donner désormais un plus libre essor à sa pensée et mesurer ses forces dans des compositions plus larges.

Il y a, si je ne m’abuse, tout autre chose que des études d’artiste dans le dernier recueil de M. Maurice Hartmann. Le brillant auteur de la Coupe et l’Épée, le poète qui, par sa charmante idylle Adam et Eve, avait donné un des premiers le signal de la transformation littéraire dont nous rassemblons ici les témoignages, vient de publier une série de poèmes qui paraissent jusqu’à présent le plus heureux produit de l’école nouvelle. Les Ombres, c’est le titre du livre de M. Hartmann, contiennent surtout quatre récits bien remarquables à divers titres, Sackville, Culottas, les Bannis de Locarno et Louise d’Eisenach. Calottas est un conte mystique où le problème de la destinée humaine et les austères devoirs de la vie sont chantés avec une sorte de dignité platonicienne. Les Bannis offrent un grave tableau empreint d’une sérénité virile. Louise d’Eisenach est une touchante histoire ; mais toutes les qualités généreuses du poète se réunissent dans le chevaleresque récit intitulé