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des plus spirituels soldats de cette phalange. Il a voulu connaître aussi les autres contrées méridionales de la Russie ; il a visité les Cosaques de l’Ukraine, comme il avait visité les Tcherkesses du Caucase. Le résultat de ses observations est consigné dans de curieux ouvrages ; aujourd’hui c’est au poète seulement que nous avons affaire. Or M. Bodenstedt avait publié, il y a quelques années, un recueil très intéressant des chants populaires de l’Ukraine (Vokslieder aus Krain) ; tout récemment il a donné sous ce titre : les Chansons de Mirza-Schaffy, un petit volume plein de grâce. M. Bodenstedt a rencontré à Tiflis un poète circassien nommé Mirza-Schaffy, et ce sont les strophes de l’écrivain oriental qu’il traduit avec une sympathie charmante. Que celui traduction soit parfaitement scrupuleuse, que le poète allemand n’ait pas donné sous le nom de son ami bien des pièces qui lui appartiennent en propre, il y aurait quelque témérité à l’affirmer, de déguisement, je le soupçonne, a dû plaire à l’ingénieux touriste. En tout cas, ce mélange des poésies originales de l’enfant du Caucase et des inspirations particulières du traducteur compose une œuvre des plus aimables, « il y aurait, dit M. Bodensledt en son prologue, bien des chants terribles et sauvages à rapporter du pays des Tcherkesses ; dans ces contrées où gronde sans cesse le tonnerre des batailles, où chaque maison est une forteresse, où chaque ravin cache une troupe armée et chaque buisson une sentinelle, où les femmes même savent manier le fusil, où l’enfant sait brûler de la poudre, il y aurait de formidables chants de guerre à recueillir… Aujourd’hui ce ne sont que les chants d’un cœur amoureux et les maximes d’un sage. » Mirza-Schaffy est, en effet, un disciple de la poésie persane ; il chante le printemps et les roses ; il chante aussi la sagesse de l’esprit ; des strophes passionnées et de fins apologues, voilà le fond de ce gracieux recueil. Mirza-Schaffy a été cordialement accueilli en Allemagne, et M. Bodenstedt y a pris rang parmi les poètes : placez son livre non loin de Rückert et de Platen dans ce groupe de chanteurs que conduit le glorieux poète du Divan.

Ce poète du Divan oriental-occidental, cet artiste puissant qui a donné tant de souplesse et de force à l’idiome lyrique, n’a rien perdu, comme on voit, de sa royauté littéraire ; à travers toutes les tentatives nouvelles, on retrouve sans cesse l’influence souveraine de son génie. Or il y a dans le domaine de Goethe un genre bien approprié à notre époque, une forme de poésie à la fois élevée et familière qui semble parfaitement répondre à ce qu’exige la peinture du monde moderne : c’est l’épopée des choses simples, c’est la franche églogue domestique dont Hermann et Dorothée nous offre un si charmant modèle. Admirable chez les écrivains du premier ordre, intéressante à plus d’un titre chez les intelligences délicates, l’inspiration lyrique est trop portée à se nourrir de sentimens individuels. Là même où ils se déploient dans leur complète beauté, ces trésors des épanchemens intimes n’ont véritablement tout leur prix qu’à la condition de ne pas se reproduire trop souvent. Se figure-t-on un poète occupé toute sa vie à s’observer lui-même et à consigner en strophes les moindres mouvemens de son cœur ? Ceux qui cèdent à ce caprice sont bientôt conduits à retracer des émotions purement artificielles. L’importance exagérée de la poésie subjective, comme l’appellent nos voisins, est dans toutes les littératures un signe de décadence, et vraiment il