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Russes, parce qu’ils n’aimeront jamais aucune domination, pas plus celle de Shamyl que celle de n’importe quelle puissance. Le gouvernement de la Russie ne les inquiète en rien. Il leur laisse leur religion, leurs coutumes, leur système électif ; mais il poursuit les assassins et les voleurs, et cela les gêne. La principale occupation des peuples circassiens est de guerroyer ; s’ils n’avaient pas d’ennemi commun, ils se battraient entre eux de tribu à tribu. Avant l’invasion des Russes, ils aimaient à se mettre à la solde des peuples qui se faisaient la guerre dans les provinces de l’Asie voisines du Caucase, mais ils étaient des auxiliaires souvent dangereux pour ceux-là même qui les payaient.

Pendant mon séjour à Vnézapné, mon attention s’est portée sur les Tatares aussi bien que sur les Russes. J’ai pu remarquer que ce qui manquait aux premiers, c’était le goût du travail et non l’intelligence. Les habitans du village d’Andreva, voisin de la forteresse, et qui ne compte pas moins de trois mille sakles, fabriquent d’assez bonnes armes, surtout des sabres et des poignards. J’ai fait faire chez ces armuriers un sabre dont j’ai payé la lame seule douze roubles argent (48 francs). Cette lame a été fabriquée avec des débris de vieilles faulx. Le travail n’en est pas beau, mais le fer en est bon. Les fusils et les pistolets de cet aoul n’ont pas une grande réputation ; ce sont ceux qu’on fabrique dans le Daghestan qui l’emportent dans l’opinion des gens du pays. Les Tatares excellent, par exemple, à ciseler l’argent bruni. Les dessins qu’ils font ainsi sont d’une pureté remarquable, mais peu variés. Il y a là aussi beaucoup de cordonniers qui ne confectionnent guère que des sandales. Les bottes viennent du Daghestan. Elles sont ornées de fers dont les pointes épaisses ressortent de plusieurs lignes aux deux extrémités du demi-cercle du talon, ce qui relève le derrière de la botte de telle façon que ceux qui sont chaussés de la sorte doivent constamment marcher sur la pointe du pied. Les Tatares sont longtemps à confectionner un ouvrage quelconque, car ils ne sont jamais pressés quand il s’agit de travailler ; aussi font-ils attendre des mois entiers la livraison du plus simple objet. En outre, comme chacun d’eux se renferme strictement dans une spécialité, il faut toujours avoir recours à plusieurs ouvriers pour une seule chose. Il faudrait donc une chance extraordinaire pour être servi un peu rapidement.

On comprend qu’un pays comme celui-là offre peu de ressources pour la nourriture des soldats. Aussi l’armée du Caucase doit-elle, tirer toutes ses provisions de la Russie, même les légumes frais, qu’il va chercher au-delà du Térek. Le prince Bariatinski, qui tenait constamment table ouverte pour tous les officiers de son régiment, était souvent fort embarrassé pour offrir un dîner passable à ses invités.