Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/349

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quelquefois, à la tombée de la nuit surtout, on y tirait des coups de fusil sur les Russes. Pour ces gens-là, tout homme qui travaille sur du papier avec un crayon fait un plan ; donc il est dangereux, et par conséquent il faut s’en débarrasser le plus tôt possible.

Le régiment de Kabarda, comme tous ceux qui sont au Caucase, ne quitte jamais le pays[1] ; il fait partie de presque toutes les expéditions qui vont attaquer les Circassiens, et ses hauts faits sont connus dans toute l’armée d’occupation. Qui dit un Kabardien dit implicitement un brave ; les soldats le savent et en tirent une vanité qui tourne au profit de leur courage. Aussi, quand ils apprirent que le siège de Salté (village du Daghestan), que faisait alors un corps d’armée russe, traînait en longueur, ils dirent tout naïvement que cela ne devait étonner personne, puisque Kabardinski n’y étaient pas. Ces braves soldats étaient si bien persuadés qu’on ne pouvait pas réussir sans eux, qu’ils s’attendaient à être appelés à chaque instant en aide auprès du corps expéditionnaire, ce qui leur eût fait grand plaisir, car ils ne sont jamais si heureux que lorsqu’ils entrent en campagne. Là au moins ils n’ont pas le temps de s’ennuyer comme dans leurs tristes forteresses, et de plus ils sont mieux payés et mieux nourris. J’ignore si l’esprit de corps existe ainsi dans tous les régimens de l’armée russe, mais je sais que dans celui dont je parle il est très fortement développé. Cette haute réputation qu’il a acquise par tant de combats ne l’empêche pourtant pas d’avoir un rival tout près de lui dans le régiment des chasseurs du prince Woronzoff, connu sous le nom de Koura. Néanmoins cette rivalité de gloire ne produit entre les soldats de ces deux régimens qu’une constante fraternité, qui se traduit des deux côtés par une foule d’attentions et de prévenances. Ce sont aussi les deux seuls régimens du versant nord du Caucase qui soient traités en camarades par les Cosaques du Térek.

Le soldat russe est naturellement brave ; il est simple dans ses habitudes militaires parce qu’il n’a pas à faire parade de son courage ailleurs que devant ses camarades. S’il se distingue par quelque action d’éclat, le bruit qui pourra en résulter ne dépassera pas le cercle étroit de son régiment ; ses pareils, les amis qu’il a laissés au village qui l’a vu naître, sa femme, s’il est marié et qu’elle ne l’ait pas suivi à l’armée, personne en un mot n’en saura probablement jamais rien, et peut-être que des deux parts on ne s’en inquiète pas beaucoup. Malgré l’absence de ces excitations de l’amour-propre si puissantes chez d’autres peuples, il se bat bien et même avec une certaine gaieté ; s’il n’a pas ce que les Italiens ont appelé la furia francese, il est,

  1. Il faut en excepter les Cosaques du Don, qui, ne servant que trois années consécutives, rentrent chez eux à l’expiration de ce temps.