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sur pied ; mais il était déjà trop tard : l’ennemi avait disparu. J’en fus un peu contrarié, parce que j’avais espéré pouvoir assister cette fois à une bonne escarmouche. Depuis que j’étais au Caucase, je n’avais pu voir encore que d’innocens coups de fusil, qui, tirés hors de portée, n’inquiétaient personne : c’est là une des récréations qu’on se donne journellement dans la plaine des Koumouiks.

« Les amis de nos ennemis sont nos ennemis, » disait un jour Shamyl à des Tatares du versant sud des montagnes qui étaient venus en députation auprès de lui pour réclamer un troupeau que ses gens avaient enlevé. C’est probablement pour se conformer à ce précepte de leur chef, que les Circassiens sous ses ordres tombent sur tous ceux qu’ils rencontrent. Shamyl mentait d’ailleurs lorsqu’il se donnait gain de cause en prononçant cette sentence, qu’il rendait en feuilletant le Coran à genoux : il sait fort bien que les Tatares, quels qu’ils soient, ne sont pas les amis des Russes, et que, s’ils sont soumis, c’est qu’ils ne peuvent faire autrement ; mais il faut supposer qu’il avait besoin du troupeau enlevé par ses gens, et que, lorsque ceux-ci l’avaient pris à leurs risques et périls, ce n’était pas pour le rendre.

Cette règle a cependant une exception : des liaisons d’amitié existent parfois entre quelques individus des deux camps, même entre les musulmans ennemis et les Cosaques de la ligne ; ces relations sont, il est vrai, et demeurent purement personnelles. Dans ce cas, les guerriers des deux camps s’épargnent mutuellement ; ils se protégent au besoin et se donnent réciproquement l’hospitalité, s’exposant ainsi à toutes les conséquences fâcheuses que peut entraîner cet excès de zèle. Il arrive souvent qu’un homme vient passer plusieurs jours chez son kounak (ami) du parti opposé, et l’on ne connaît pas d’exemple de trahison de l’un à l’autre. Le respect pour le titre d’ami est le principal, peut-être le seul lien de société de tous les peuples circassiens[1]. On comprend avec quelle exactitude Shamyl doit être tenu au courant de ce qui se passe dans l’armée russe, à la faveur de cette particularité des mœurs caucasiennes. L’espionnage devient ainsi facile, et ce sont les montagnards qui en profitent le plus. Du reste, il y a une foule d’espions amateurs qui arrivent chez les Russes attirés par l’appât d’une pièce de monnaie ; mais leurs rapports sont rarement véridiques, parce qu’ils savent

  1. On m’a assuré qu’il est des endroits où ce titre ne lie réellement un homme que dans sa maison, et qu’au besoin l’ami ne se ferait pas scrupule d’aller attendre son hôte sur la route pour le dépouiller. Je dois remarquer à ce propos que le nom de Circassien, par lequel on désigne les habitans du Caucase en général et plus ordinairement les peuplades insoumises, ne devrait s’appliquer qu’aux Tcherkesses ou habitans de la Kabarda.