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reste du corps, semblable à celui d’une sangsue d’un noir violacé, présente de chaque côté une série de lames minces, élargies en éventail, plissées sur les bords, et de couleur plus claire. Par ce partage du corps en deux régions bien distinctes, par l’existence de ces appendices, le branchellion formait, dans le groupe des hirudinées[1], une exception unique, et, en le plaçant ainsi dans une même famille, à côté des sangsues ordinaires, Blainville surtout, se mettait en contradiction avec quelques-uns des principes le plus constamment soutenus par lui-même. C’est qu’en présence de la variabilité des animaux inférieurs, les esprits les plus systématiques sont bien forcés de se rendre à l’évidence et de renoncer à ces cadres, tracés d’avance, où ils s’étaient flattés d’enserrer la création.

Cet extérieur remarquable devait attirer l’attention des anatomistes en faisant pressentir une organisation interne également curieuse. Malheureusement les branchellions ne sont rien moins que communs, ils sont rares là même où les torpilles se pêchent par centaines, et cependant il fallait les observer vivans. Je savais, par mon expérience personnelle, que les recherches faites sur des individus conservés ne pouvaient conduire à des résultats sérieux, car l’alcool raccornit et confond les organes et les tissus. Je ne connaissais pas encore les travaux récemment publiés en Allemagne[2], et bien des questions restaient pour moi tout entières. Qu’étaient, par exemple, ces appendices latéraux placés à chaque anneau comme des franges verticales ? Etaient-ce de simples replis cutanés, ainsi que l’affirmaient Cuvier, Blainville et tous leurs successeurs ? étaient-ce des organes respiratoires, comme paraissaient l’avoir admis, sur une simple inspection, Rudolphi et Savigny ? Mais, dans ce cas, le branchellion devenait une sangsue à branchies, c’est-à-dire qu’il devenait un être exceptionnel, non plus seulement dans la famille, mais encore au milieu de tous les groupes voisins. À prendre au pied de la lettre quelques-uns de ces principes dont je parlais plus haut, c’était une chose aussi extraordinaire que de rencontrer un mammifère sans poumons, et quoique habitué à observer chez, les animaux inférieurs

  1. Nom de famille donné à tous les vers voisins des sangsues.
  2. M. Leydig, naturaliste distingué, avait publié, quelque temps avant mon départ pour La Rochelle, une notice fort intéressante sur le branchellion qu’il avait eu vivant à Gênes. Les résultats auxquels nous sommes parvenus l’un et l’autre s’accordent sur certains points et diffèrent sur quelques autres. Ces divergences tiennent sans doute à ce que, mieux servi par les circonstances, j’ai pu voir beaucoup plus que le naturaliste allemand, peut-être aussi à ce que nous avons examiné deux espèces différentes. En effet, quelques détails donnés par M. Leydig me font penser qu’il pourrait bien exister deux espèces de branchellion, bien qu’on n’en ait encore admis qu’une seule. J’ai, du reste, rapporté à Paris les préparations nécessaires pour démontrer l’exactitude de tous les faits essentiels que m’avaient fournis mes études.