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que peut-être il n’entendra plus. Elle avait chanté les plus brillantes femmes ; elle avait reçu les plus gracieux baiser de la poésie, qui était alors la vraie « dame de beauté ; « les sourires des princes, les enthousiasmes de la foule, rien n’avait manqué aux bonheurs de sa jeunesse, et elle avait été plutôt l’amie que la protégée de cette race des Valois, la poésie de la royauté française. Puis, au XVIIe siècle, elle était entrée dans la gravité de l’âge mûr, et elle avait offert aux applaudissemens de la postérité la plus rare assemblée de grands esprits et d’hommes de génie que l’histoire ait jamais enregistrée en ses annales. Cependant elle avait en elle ce germe inguérissable de corruption que nous avons essayé d’indiquer.

La royauté avait lutté jusque-là contre cette destinée fatale de la littérature française. Pendant deux siècles, elle avait, en lui communiquant sa propre vigueur, tenu en échec ces principes de mort ; elle l’avait faite poétique comme François Ier, grande comme Louis XIV, et chaque roi lui avait ainsi accordé une protection en rapport avec la formule de la royauté à l’époque de son règne ; mais la royauté allait l’abandonner à elle-même, et cette émancipation du pouvoir royal allait être pour la poésie, au XVIIIe siècle, le signal de la vieillesse et du dévergondage. La royauté en effet se reposa sur Mme de Pompadour du soin de protéger les lettres et les arts ; c’était une abdication, et ce fut là un principe de ruine pour la royauté et surtout pour la littérature. Cette femme philosophe n’était guère propre à ramener la foi dont l’absence tuait la poésie ; cette courtisane pouvait bien répondre par des épigrammes au canon de Rosbach, elle pouvait parvenir à singer adroitement la froideur contrainte de l’étiquette des grandes dames ; mais dans le rôle traditionnel de la royauté vis-à-vis des gens de lettres, c’était l’influence de la volupté qui pénétrait avec elle. C’était Ninon protégeant Racine, inspirant Pascal, raillant Bossuet, et poussant gracieusement dans les bosquets de Paphos tous les Cotin, les Colletet et les Saint-Arnaud du siècle. On juge de ce que, sous une telle influence, serait devenue la littérature de Louis XIV, et l’on voit où devait en arriver celle du XVIIIe siècle. Ce patronage n’avait ni intelligence, ni grandeur, ni autorité, et il était, par sa nature même, condamné à caresser la poésie légère, à couver les beaux esprits, et à n’offrir aux écrivains, pour tout mobile d’activité, que l’idéalisation des instincts de Jeanne Vaubernier, l’esthétique des courtisanes. — Est-ce là aussi l’avenir de l’esprit français et de sa bibliothèque ?

Cette influence de Mme de Pompadour avait été, du reste, singulièrement aidée par le plus terrible dissolvant qui puisse s’introduire, au sein des littératures, par le plus irrésistible agent de corruption qui puisse attaquer l’art et la pensée, celui qui amène toujours à sa suite, l’énervement et l’impuissance, en un mot par l’esprit, par le bel-esprit. C’est le bel esprit en effet qui s’était chargé du travail intérieur de décomposition ; il avait remplacé l’intelligence, s’était fait le mobile, puis l’inspiration des écrivains, et finalement il était devenu presque toute la littérature.

Ainsi la littérature de la renaissance, après avoir passé par la jeunesse au XVIe siècle, par l’âge mûr au XVIIe, était arrivée à la vieillesse au XVIIIe. Là, abandonnée par le pouvoir royal, qui lui avait offert jusque-là une glorieuse et féconde protection, elle avait été exposée à l’influence de Mme de Pompadour,