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côté réellement délicat de cet étrange différend. Les communautés grecques, en effet, ne jouissent pas seulement d’immunités religieuses ; ces immunités entraînent avec elles, d’après les anciennes concessions des sultans, la juridiction administrative et civile des patriarches sur tous les membres de leur communion. Cela seul ne suffit-il pas à démontrer ce qu’aurait d’exorbitant le protectorat réclamé par le représentant du tsar ? Ce n’est plus seulement dans les affaires de la religion que la Russie se trouverait la protectrice des populations grecques en vertu d’un droit diplomatiquement reconnu, c’est dans tout ce qui constitue la vie civile et administrative de ces populations, et alors que resterait-il de l’autorité du sultan ? La souveraineté se trouverait déplacée et passerait tout entière aux mains du tsar ; le démembrement de l’empire ottoman ne s’opérerait point à coups de canon, par la force des armes : il serait consommé sans bruit, par la simple signature d’un traité qui appellerait la Russie au partage de la suzeraineté sur onze millions de sujets turcs. C’est ce qui fait que le divan ne pouvait, sous peine d’accepter sa déchéance, souscrire aux conditions du prince Menchikof. Si la Russie ne tient qu’à la conservation de ce qui existe, à quoi bon un nouveau traité ? Afin, dit-on, de rendre cet état plus stable et de le soustraire aux caprices de la politique ottomane ? Soit ; tout cela est possible, tout cela a pu entrer dans les vues de la politique russe, mais cela n’explique point comment l’empereur Nicolas tirerait un motif de guerre uniquement de ce qu’un traité de ce genre n’entrerait point au même degré dans les convenances de la Porte ottomane. Il y a des esprits, nous ne l’ignorons pas, aux yeux desquels tous ces conflits ne sont qu’une phase nouvelle de la lutte entre le christianisme et l’islamisme, et alors leur choix est fait naturellement. S’il en était ainsi, quel homme en Europe n’aurait aussi bientôt fait son choix ? Quel est celui qui ne préférerait voir le christianisme dominer sur le Bosphore, civiliser et rajeunir les provinces de la Turquie européenne ? Au fond, ce n’est là qu’une thèse sans application pratique bien actuelle. Quel sera le jour de la chute de la puissance ottomane en Europe ? Par quoi sera-t-elle remplacée ? C’est un mystère pour tout le monde. Quant à nous, nous inclinerions à croire que le meilleur moyen de résoudre ce formidable problème, ce serait de laisser les populations chrétiennes elles-mêmes de ces contrées grandir, s’élever et fermer des agrégations nouvelles arrivant graduellement à une certaine indépendance sous la suzeraineté du sultan jusqu’au jour de leur plein affranchissement. Peut-être devrait-il en être ainsi par des raisons de justice pour ces populations d’abord, et en outre parce que les démembremens où toutes les ambitions viennent se satisfaire ne profitent guère à ceux qui les accomplissent. Un grand empire, même quand il est tombé dans la prostration, n’est point aussi facile à tuer et à dépouiller qu’on le pense. On croit agir dans un intérêt de civilisation, et on se crée des embarras par des distributions capricieuses, par des dominations arbitraires, par le morcellement des nationalités et des territoires. Il y a dans ces exécutions un abus de la force qui laisse toujours des traces profondes et durables. La question n’est point là d’ailleurs pour le moment ; elle est tout entière dans ce fait étrange d’une tentative isolée et violente d’usurpation poursuivie par un état puissant contre un état faible.