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la fabrication du sucre de canne a encore de grands progrès à faire en imitant le progrès d’une industrie rivale, fas est et ab hoste doceri.

Comme les travaux de la sucrerie sont interrompus parce que le suc des cannes est congelé par le froid extraordinaire de la saison, je ne verrai pas aujourd’hui travailler les esclaves. Tout ce que j’apprends de leur sort me fait croire qu’en général il n’est pas très rigoureux. On me montre l’infirmerie où un médecin attaché à l’exploitation vient chaque jour visiter les nègres malades. Il y a pour les enfans de vraies salles d’asile : cette invention touchante de la charité européenne avait été devancée dans les habitations des possesseurs d’esclaves. Tout en approuvant ces soins, on ne peut s’empêcher de songer qu’ils ne sont pas désintéressés, qu’ils ressemblent un peu trop à ceux qu’un propriétaire intelligent donne à son bétail. L’intérêt bien entendu du planteur est de conserver et de soigner ses nègres. Soit, mais cela ne suffit point pour les défendre d’un travail forcé et de mauvais traitemens qui ne vont pas jusqu’à les tuer. Je crains que les calculs de l’intérêt ne soient pas une protection bien efficace pour les vieillards qui ne peuvent plus servir. On m’a montré, il est vrai, de vieux nègres qui paraissaient jouir assez comfortablement de leurs invalides, mais ils devaient ce bien-être à l’humanité des propriétaires ; peut-on compter toujours sur cette humanité, surtout si les propriétaires se trouvent dans la gêne ou la détresse ? Il y a chez nous des exemples de vieux chevaux qu’on laisse paître jusqu’à leur mort, bien qu’ils soient hors de service ; mais il y en a beaucoup d’autres qu’on use sous les coups jusqu’à ce qu’ils ne soient plus bons qu’à être abattus. En somme, l’intérêt des maîtres me semble offrir à leurs esclaves une garantie insuffisante. Eh ! mon Dieu, si les hommes suivaient toujours leur intérêt bien entendu, combien de mal de moins sur la terre ! Mais la passion du moment ne nous fait-elle pas oublier sans cesse ce qui serait notre véritable intérêt ? Et puis la vie morale, le développement intellectuel, comment les concilier avec l’esclavage ? La loi défend d’apprendre à lire et écrire aux esclaves, et punit le maître, s’il désobéit. Cette loi n’est éludée que pour les noirs attachés au service personnel, parce qu’on trouve qu’il est commode qu’un domestique sache écrire ses comptes ; en général, elle est rigoureusement observée. Oter à l’homme les moyens de cultiver son intelligence, c’est plus que lui ravir un sens, c’est mutiler son âme. Du moins n’interdit-on pas aux esclaves toute communication avec les ministres de la religion. M. Roman, qui est catholique, ouvre sa plantation