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Il ne faut pourtant pas exagérer l’éloge. Ces poésies ont un très grave défaut, qui leur est commun d’ailleurs avec toutes les poésies de race : elles ne sont pas chrétiennes. En effet, si le christianisme n’est pas la dernière et suprême illusion de l’esprit humain, dès lors ce ne peut être que le triomphe de l’âme sur le corps, de l’esprit sur la matière. À ce point de vue, rien de moins chrétien que le gouslo. Le Slave est l’homme de la terre. Étranger au mysticisme, peu enclin à l’idéal, mais tout entier à la nature extérieure, il aime cette nature, fille de Dieu, avec un dévouement admirable. Voilà son mérite. Quant à l’exaltation de nos ascètes, aux abstractions de nos métaphysiciens, il n’y voit que du brouillard, c’est pour cela aussi qu’il ignore le prétendu amour platonique de nos sigisbés d’Occident, avec leurs réticences perfides et tous ces voiles menteurs faits pour surexciter des sens blasés. Schiller, Goethe, Byron, lorsqu’ils peignent sous de si belles couleurs les enivrantes extases de la passion civilisée, demeurent heureusement encore incompréhensibles à la majorité des simples et naïfs enfans de la Slavie. Pour eux, la vie terrestre n’a rien perdu de sa primitive limpidité. Aussi la savourent-ils avec une ardeur de foi, une candeur de sensualité dont la vue trop directe serait peut-être, pour nos sociétés vieillies, plutôt contagieuse que salutaire. Néanmoins notre Occident peut, sans nul doute, puiser de nouveaux élémens de vie dans l’étude critique, réfléchie, éclectique, des poésies, des mœurs, des institutions slaves. Ces poésies et ces mœurs peuvent chez nous ranimer le goût du beau idéal naturel, l’amour étiolé de la famille, de la commune, de la nationalité, et toutes les joies perdues de la vie naturelle. La fraîcheur des images, l’innocence et ce qu’on pourrait appeler la transparence de la passion ont peu à peu chez nous cédé la place à des sentimens factices, refoulés, à une poésie artificielle, à une recherche fébrile d’émotions violentes, d’où naissent enfin la satiété et l’impuissance. Le génie slave, étranger aux allures ambitieuses de l’Occident, est étranger aussi à ses chutes et à ses souffrances. Il a conservé dans ses créations ce repos du beau idéal, cette facilité d’inspiration, cette limpide pureté de la forme, qui caractérisaient l’antiquité grecque. Tous les trésors de poésie des âges primitifs, disparus sans retour du milieu de nous, sont restés déposés au fond de la nature slave, qui a pour mission de les conserver au monde. Voilà le secret de l’intérêt qui attache tant d’esprits d’élite à l’étude des questions slaves, et voilà aussi pourquoi, malgré tous les ennemis conjurés pour l’opprimer, le génie de cette grande race va de plus en plus s’affranchissant, car son affranchissement est nécessaire au progrès de la civilisation.


CYPRIEN ROBERT.