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« Un beau jeune homme s’en va faire sa prière, la nuit de Noël, au sobor de saint Michel archange. Il verse devant l’iconostase des larmes brûlantes. Ses blondes frisures flottent partagées en trois tresses : l’une est liée avec un ruban d’argent pur, l’autre avec de l’or pur, la troisième avec une rangée de perles fines. Devant lui sont les popes et les diacres, à sa droite sont les boïars et les knïazes, à sa gauche sont ses frères et ses camarades, et derrière lui est tout le peuple orthodoxe.

« Les boïars et les knïazes admirent le beau.jeune homme ; les gosts[1] et les marchands l’admirent encore davantage, et chacun semble lui dire : — C’est l’aurore elle-même qui l’a enfanté ; ce sont les lumineuses étoiles qui t’ont balancé dans ton berceau, et c’est la lune argentée qui t’a elle-même servi de nourrice.

« — Vous êtes fous, knïazes et boïars ; vous perdez la tête, gosts et marchands ! Celle qui m’a mis au monde, c’est ma mère légitime. Ce sont les bonnes fidèles de notre maison qui m’endormaient dans mon berceau. Et maintenant celle qui m’a peigné, c’est ma propre sœur, et celle qui a mis en trois tresses ma blonde chevelure, c’est ma fiancée.

« — Sois donc heureux, beau jeune homme, et vis plein de santé au milieu de tes richesses, au milieu de les amis ! »

C’est dans de pareilles peintures de bonheur et de bénédictions terrestres que le gouslo russe excelle, et partout en Russie on retrouve cette recherche passionnée du bien-être matériel qui n’inspire qu’assez rarement les gouslars serbes.


III

On vient de prendre une idée générale des chansons d’amour et de vie privée chez les Slaves ; ces pièces, dites poésies de femme, sont généralement d’une grande variété. Très courtes, elles entrent tout de suite en matière, et vous jettent dès les premiers vers leur motif, toujours empreint d’un parfum de naïveté, d’une transparence et d’une candeur que les vieux peuples peuvent bien admirer, mais qu’ils ne savent plus imiter, par la raison que l’âge mûr se tourmenterait vainement pour se donner les grâces de l’enfance. Quant à la poésie héroïque slave, elle porte un autre caractère : essentiellement sérieuse, elle en devient monotone. Elle se note dans d’interminables descriptions de costumes et de lieux, l’action y est souvent ralentie par des répétitions et de fades nomenclatures ; mais quand on a le courage de traverser toutes ces longueurs, alors on arrive aux grands effets, au roc vif de la poésie. Une des causes de monotonie de ces chants, c’est qu’ils s’interdisent trop sévèrement toute excursion hors de la vie héroïque, tout emprunt à la poésie amoureuse

  1. Gost, négociant en gros.