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tarde pas à perdre sa sève ; elle devient une froide imitation des anciennes formes mortes, et cesse d’être nationale. C’est pourquoi les Polonais et les Russes du nord sont les plus pauvres de tous les Slaves en chants véritablement nationaux, car tout ce qu’ils appellent de ce nom est dû le plus souvent à des poètes formés en Occident, et n’émane presque jamais d’une inspiration locale et parfaitement naturelle. Seules, les hautes classes de l’Illyrie et de la Serbie ne sont point encore devenues cosmopolites ; elles tirent encore leur vie du sol, des mœurs et des institutions locales. On peut dire que le moyen âge, conçu comme période de jeunesse du monde slave, s’est conservé tout entier parmi les Illyro-Serbes ; on le retrouve dans leurs lois, leurs costumes, leurs danses, leurs proverbes et surtout dans leurs poésies. Sans manquer de respect aux poètes lauréats de Pétersbourg, nous croyons donc pouvoir affirmer que la poésie la plus nationale en Slavie demeure jusqu’à ce jour celle des Serbes et des Illyriens. C’est là surtout qu’on voit les poètes académiques demander pieusement au peuple et à ses mœurs leurs inspirations. Le célèbre Kolar a eu raison de dire qu’ailleurs les poètes chantent pour le peuple, mais que chez les Slaves du sud c’est le peuple qui chante pour les poètes.

Un fait caractéristique montre combien la poésie vraiment populaire, la poésie du gouslo, s’est conservée pure et spontanée chez les Illyro-Serbes. Il n’est qu’un moyen de leur faire dire leurs légendes les plus familières, c’est de les mettre en humeur de chanter, car ils ne peuvent les raconter : il faut qu’ils les chantent ; mais une fois que la mélodie est venue à leur aide, ils continueront leurs piesnas la nuit entière, assis à l’abri des tchardaks, les yeux levés vers les étoiles. Quand l’un sera fatigué, un autre reprendra aussitôt et poursuivra sur le même ton le chant traditionnel. Il est étrange que des rapsodies aussi longues, aussi fidèlement historiques, aient pu se transmettre ainsi d’âge en âge sans l’imprimerie. On ne s’explique bien cette sorte de phénomène mnémonique qu’en se représentant l’isolement profond dans lequel vivaient, il n’y a pas encore un demi-siècle, les différentes peuplades illyro-serbes. Séparées du monde entier, ne connaissant que leur propre histoire, elles se retranchaient, en face des conquérans, dans les souvenirs glorieux de leur patrie comme dans un inviolable asile ; leurs fils étaient bercés à leur naissance et ils s’endormaient de leur dernier sommeil au bruit des chants du gouslo.

Qu’est-ce donc que cette poésie populaire des Slaves ? quelles en sont les manifestations diverses et quel en est le caractère commun ? Cette question ne saurait se poser avec plus d’à-propos qu’au moment où sur tous les points de l’Europe orientale la vie intellectuelle semble en voie de réveil et de développement. Quelques-uns des plus