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Ne vous fiez donc pas à la sensibilité de votre âme ; prenez-la pour un danger et non pour un mérite ; ne caressez pas le jeune lion que nous portons tous en nous-mêmes, et surtout, si vous voulez qu’il reste toujours apprivoisé et doux, ne lui faites pas goûter le sang. S’il y goûte, il ne voudra plus d’autre nourriture. La passion est aussi la nourriture qu’il faut refuser au cœur humain, sous peine de ne pouvoir plus lui en faire goûter une autre.

La défiance de la passion, parce que la passion même dont on se repent est plus forte que le repentir, voilà la première vérité qu’enseigne Julie de Volmar. La seconde vérité qu’enseigne Julie de Volmar et qui est encore une maxime de défiance de l’homme envers lui-même, c’est que l’âme humaine ne peut pas prendre en elle-même la force d’aimer assez la vertu pour la pratiquer. En vain M. de Volmar et Saint-Preux, le mari et l’amant, disent à Julie : Fiez-vous à votre âme, qui est grande et forte ; fiez-vous à votre goût de l’honnêteté et de la vertu ; n’ayez pas de doutes injurieux sur vous-même ; — Julie, en dépit de ces beaux conseils, se sent faible quand elle cherche sa force en elle-même. Aussi est-ce à Dieu qu’elle a recours : elle abjure tout orgueil humain et demande à la piété de lui rendre le devoir aimable et doux, ou plutôt de le lui rendre praticable avec plaisir, car elle aime le devoir, mais la pratique lui en est pénible, et c’est cette peine et ce malaise dans le devoir qu’elle demande à Dieu de lui ôter. Elle a bien raison : il ne faut commencer à croire un peu en notre vertu que lorsque le devoir nous devient aimable. Quand l’âme trouve du plaisir dans le devoir, alors elle est vraiment honnête, et alors aussi elle peut être confiante. Dieu n’a pas séparé absolument le plaisir du devoir, mais il n’a pas mis le plaisir dans les commencemens du devoir. Il faut creuser un peu dans le devoir pour y trouver le plaisir. Il faut briser la coque pour goûter l’amande. Nos devoirs nous deviennent peu à peu aimables, à condition d’y persévérer. Cella continuata dulcescit, dit admirablement l’Imitation ; la cellule devient douce à la continuer. On peut dire du devoir ce que l’Imitation dit de la solitude. Le devoir s’adoucit et s’embellit par la pratique ; mais cette pratique persévérante, Dieu seul peut nous en donner la force. Demander cette force à l’orgueil, à la sagesse humaine, au repentir moral (je ne dis pas à la pénitence chrétienne), c’est demander la stabilité au vent et la durée au temps. Ne nous étonnons donc pas de voir Julie, se sentant faible avec sa raison, demander à Dieu de la rendre forte et devenir dévote. Il y a là une admirable intelligence de la nature humaine. Quand l’homme ne demande qu’à lui-même la force de pratiquer le devoir, il la demande à qui aura la peine et le chagrin du devoir, à celui qui par conséquent n’est guère disposé à prendre ce souci et cet ennui.