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saint, parce qu’il est amoureux. « Où sont-ils, s’écrie-t-il dans une lettre à Julie, où sont-ils, ces hommes grossiers qui ne prennent les transports de l’amour que pour une fièvre des sens, pour un désir de la nature avilie ? Qu’ils viennent, qu’ils observent, qu’ils sentent ce qui se passe au fond de mon cœur ; qu’ils voient un amant malheureux, éloigné de ce qu’il aime, incertain de le revoir jamais, sans espoir de recouvrer sa félicité perdue, mais pourtant animé de ces feux immortels qu’il prît dans tes yeux, et qu’ont nourris tes sentimens sublimes ; prêt à braver la fortune, à souffrir ses revers, à se voir même privé de toi, et à faire des vertus que tu lui as inspirées le digne ornement de cette empreinte adorable qui ne s’effacera jamais de son âme. Ah ! Julie, qu’aurais-je été sans toi ? La froide raison m’eût éclairé peut-être. Tiède admirateur du bien, je l’aurais du moins aimé dans autrui. Je ferai plus, je saurai le pratiquer avec zèle ; et pénétré de tes sages leçons, je ferai dire un jour à ceux qui nous auront connus : Oh ! quels hommes nous serions tous, si le monde était plein de Julies et de cœurs qui les sussent aimer ! »

Eh ! mon Dieu, le monde est plein de Julies et de cœurs qui les savent aimer ; mais le malheur, c’est que les vertus que les Julies et les Saint-Preux se sentent dans l’âme ne sont que pour eux deux, et que rien ne s’en répand en dehors. Les amans ne sont dévoués, généreux, désintéressés ! vertueux enfin, que l’un pour l’autre ; ils ne le sont pas pour le reste du monde. Leur vertu est un secret entre eux, et un secret même qui n’a qu’un temps. Le prochain n’en sait rien, et n’en profite pas. Or, il n’y a de vertus que celles qui le sont un peu pour tout le monde. Les vertus qui ont un objet si particulier et un cercle si étroit sont des sentimens et non pas des vertus. Tel est l’amour. Il inspire le dévouement ; mais envers qui ? Envers ce qu’on aime, c’est-à-dire presque envers soi-même. On sauve sa maîtresse du péril parce qu’on l’aime ; mais on ne se dévoue pas pour sa patrie ou pour sa religion parce qu’on aime sa maîtresse. Julie et Saint-Preux prennent pour une vertu le dévouement qu’ils ont l’un pour l’autre, et ce dévouement dont ils font tant de bruit est tout simplement cet égoïsme à deux, qui est le propre de l’amour, et qui en fait le charme[1].

  1. Je trouve dans une des dernières pièces de Corneille, dans Tite et Bérénice, des vers qui expriment fort spirituellement combien il y a d’amour-propre dans l’amour. Seulement ces vers seraient mieux placés dans un traité de Nicole que dans une tragédie. Domitien dit qu’il ne peut pas croire que Domitie l’aime,

    Quand elle ne regarde et n’aime que soi-même.

    Albin, son confident, lui répond :

    Seigneur, s’il m’est permis de parler librement,
    Dans toute la nature aime-t-on autrement ?
    L’amour-propre est la source en nous de tous les autres ;
    C’en est le sentiment qui forme tous les nôtres
    Lui seul allume, éteint ou change nos désirs ;
    Les objets de nos vœux le sont de nos plaisirs.
    Vous-même, qui brûlez d’une ardeur si fidèle,
    Aimez-vous Domitie ou vos plaisirs en elle ?
    Et quand vous aspirez à des liens si doux,
    Est-ce pour l’amour d’elle ou pour l’amour de vous ?
    De sa possession l’aimable et chère idée
    Tient vos sens enchantés et votre âme obsédée ;
    Mais si vous conceviez quelques destins meilleurs,
    Vous porteriez bientôt toute cette ame ailleurs.
    La conquête est pour nous le comble des délices ;
    Vous ne vous figurez ailleurs que des supplices.
    C’est par là qu’elle seule a droit de vous charmer,
    Et vous n’aimez que vous quand vous croyez l’aimer.
    (Tite et Bérénice, acte Ier, sc. III.)