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remplacerez ou vous les paierez. Vous ne demanderez point d’argent aux Américains, puisqu’ils n’en ont pas, mais vous leur demanderez des retours en denrées de leur sol, dont nous vous faciliterons l’écoulement dans le royaume, et vous leur accorderez de votre côté toutes les facilités possibles. » C’était, en un mot, une entreprise où le gouvernement figurait comme un principal actionnaire qui abandonnerait sa mise de fonds à certaines conditions, et sous ce rapport l’entreprise était certainement très avantageuse pour Beaumarchais. Elle n’était pas non plus sans difficultés. Ce million en exigeait beaucoup d’autres, car le premier envoi fait par Beaumarchais dépassait à lui seul trois millions. Il fallait donc autour de cette première mise de fonds appeler l’argent du commerce, et le risquer dans une opération qui pouvait tout engloutir et engloutir en même temps la fortune personnelle de Beaumarchais, car cette opération devait à la fois braver le danger des croiseurs anglais, subir les fluctuations journalières de la politique française, qui, à un moment donné, faisait décharger les navires ou s’opposait à leur sortie, et enfin s’adresser à des acheteurs qui se croyant, on le verra, autorisés à mettre peu d’empressement à payer, même en nature, pouvaient, par des retours trop tardifs, compromettre et paralyser l’entreprise. Telle était la véritable physionomie de l’opération présentée à Beaumarchais : elle eût pu effrayer un autre que lui, mais on sait déjà qu’il ne redoutait pas les choses difficiles. Il l’accepta donc sous cette forme, et le 10 juin 1776, un mois avant que les États-Unis eussent fait leur déclaration d’indépendance, il signa ce fameux reçu qui, tenu secret sous la monarchie, livré aux États-Unis sous la république, a occasionné un procès de cinquante ans sur lequel nous reviendrons. Il est ainsi conçu :


« J’ai reçu de M. Duvergier, conformément aux ordres de M. le comte de Vergennes, en date du 5 courant, la somme d’un million dont je rendrai compte à mondit sieur comte de Vergennes.

« Caron de Beaumarchais.
« Bon pour un million de livres tournois. »
« À Paris, ce 10 juin 1776. »


À partir de ce jour, le rôle de Beaumarchais dans l’affaire d’Amérique change encore de nature. Il passe de l’état d’observateur et d’instigateur à l’état d’acteur. Il n’écrit plus seulement des mémoires, il expédie des cargaisons, il lutte contre les vents, les flots, les Anglais et les hésitations du ministère ; il pousse de toutes ses forces à la guerre, et, quand elle éclate enfin, il y figure brillamment avec sa marine. Cette nouvelle période de l’opération veut être racontée à part.


Louis de Loménie.