Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/995

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à demi cachés derrière leurs haies de bambou vous rappellent à chaque instant que vous parcourez une des provinces les plus populeuses de l’île. Pendant que six chevaux emportent rapidement notre chaise de poste à travers la plaine, nous ne pouvons nous empêcher de remarquer l’aspect misérable des paysans accroupis sur notre passage. Vêtus d’un simple caleçon de toile grossière qui leur descend à peine jusqu’au genou, les épaules couvertes d’une chemise flottante qui n’est quelquefois qu’un haillon, ils offrent l’apparence d’un singulier dénûment au milieu de ce paradis terrestre. Si ce n’est point au fisc hollandais que ces malheureux doivent reprocher leur détresse, ils peuvent en accuser avec plus de raison la prudence politique qui les livre sans défense aux exactions de leurs propres chefs. La culture et le transport du café, la dîme des rizières, ne sont point pour les habitans des Preangers les plus lourdes charges : ce sont les abus de chaque localité, et non les redevances que l’état lui impose, qui font à Java la misère du cultivateur. Les régens, et, à leur exemple, les moindres chefs de village, ont su trouver un biais ingénieux pour tailler la gent corvéable à merci. Ils ne se permettent point d’infliger au paysan javanais le fardeau de taxes nouvelles, ils s’arrogent le droit de s’approprier de son bien ce qui leur plaît ; ils l’appellent à contribuer au luxe de leurs fêtes, se font défrayer par lui dans leurs voyages, et dissipent niaisement les trésors qu’ils lui ont ravis.

Dès que nous eûmes franchi le Tji-Kosan sur un pont hardiment jeté d’une rive à l’autre, nous entrâmes dans une autre contrée. Le paysage prit un aspect dur et sauvage. Peu de traces de culture, des rochers abrupts, des coteaux couverts de hautes herbes, des palmiers ployant sous le faix d’une végétation parasite, tel fut le tableau qui succéda brusquement aux sites dont nous venions d’admirer la beauté calme et l’apparence prospère. Bientôt le Tji-Taroum se présente avec son lit profondément encaissé. Il roule avec fracas ses eaux rapides entre des rives de plus de deux cents pieds de hauteur que tapisse une éternelle verdure. On se demande avec un secret effroi comment on a pu songer à tracer une route carrossable à travers de pareils précipices. Il a fallu l’énergie du général Daendels et la patience aveugle du peuple javanais pour parvenir à triompher de tant d’obstacles. Les chétifs poneys qui traînaient tout à l’heure notre voiture ont dû céder la place à un plus vigoureux attelage. Quatre buffles monstrueux nous font gravir la rampe escarpée qui se dresse devant nous sur la rive gauche du fleuve ; ils montent la tête basse, le cou tendu, les naseaux ouverts, et déploient toute la puissance de leurs muscles dans un lent, mais irrésistible effort. Dès que ces monstres dociles ont achevé leur tâche, on les détèle ; un enfant