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illustre que le prince dont elle partage les honneurs et la couche, n’ait point à craindre d’être répudiée comme les humbles compagnes que lui donnent les caprices sensuels de ce tyran domestique.

Bientôt les bedayas, avec leur corset de velours vert, leur jupe couleur de safran, leur casque et leur ceinture d’or, s’avancèrent d’un pas nonchalant au milieu de la salle. On eût dit des scarabées venant de rouler leur robe d’émeraude dans le pollen. Je reconnus en frémissant les préludes du ballet de Ternate ; la même psalmodie lente et nasillarde frappa mes oreilles, le gamelang y mêla ses sons discordans. J’aurais voulu fuir ; un sentiment de courtoisie m’enchaîna sur ma chaise. Je n’avais cependant prévu qu’à demi mon supplice : pas un souffle de brise ne pénétrait dans cette salle, dont le toit incliné pesait sur nos épaules comme un dôme de plomb. Suffoqué et près de défaillir, je dus subir pendant plus d’une heure le maussade spectacle de ces contorsions méthodiques, qui pouvaient raconter aux adeptes un drame de guerre ou une scène d’amour, mais qui restaient, je l’avoue, sans signification pour mes sens comme pour mon intelligence. Quant au prince devant lequel les bedayas déployaient ambitieusement toutes leurs grâces, avec son costume efféminé, son teint hâve, son œil terne, sa bouche souillée d’une salive sanglante, je l’aurais pris volontiers pour la hideuse idole du temple de la Luxure.

Ce n’est point au sein de leurs dalems qu’il faut aller étudier les régens javanais : on les jugerait trop défavorablement. À voir leurs traits flétris, leur démarche abattue, leur regard éteint, on croirait n’avoir en face de soi que des corps énervés, digne enveloppe d’âmes sans énergie ; mais qu’on amène à ces voluptueux épuisés leur coursier favori, que les cris joyeux de la chasse retentissent dans la plaine, ou les hurlemens de la guerre dans la montagne, qu’on leur montre un tigre à frapper ou un ennemi à combattre, tout le sang malais leur revient subitement au cœur ; leurs yeux étincellent ; ni la fatigue, ni le danger ne les arrêtent. Ils sont braves et impétueux par tempérament ; aussi la mollesse de leur existence n’a-t-elle pu diminuer leur audace naturelle. M. Burger me promit qu’avant de rentrer à Batavia, il me montrerait d’autres princes javanais que le régent de Tjanjor. Plein de confiance dans cette promesse, je suspendis le jugement dans lequel mon imagination trop prompte allait envelopper la noblesse de Java tout entière.

Au-delà de Tjanjor, la grande route traverse une plaine étendue qui s’abaisse doucement vers l’est jusqu’au point où serpente le cours sinueux du Tji-Kosan. En aucun lieu du monde, on ne rencontrerait une campagne plus verte et plus fertile. L’œil aime à se reposer sur ces immenses rizières qui promettent de si riches moissons. Des villages