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marchais un silence absolu, et l’empêchait ainsi de se pourvoir utilement en cassation. Un jour, en parlant de ce dernier avec La Borde, il lui dit : « On prétend que ton ami a un talent supérieur pour la négociation ; si on pouvait l’employer avec succès et secrètement dans une affaire qui m’intéresse, ses affaires à lui s’en trouveraient bien. » Or voici le grave sujet d’inquiétude qui tourmentait les derniers jours du vieux roi.

Il y avait alors à Londres un aventurier bourguignon nommé Morande, qui, à la suite de quelques démêlés avec la justice, avait été forcé de se réfugier en Angleterre ; là, spéculant sur l’attrait du scandale, il publiait sous ce titre impudent, le Gazetier cuirassé, un libelle périodique parfaitement digne de l’impudence de son titre. Étendant et perfectionnant cette honnête industrie, il adressait de temps en temps à divers personnages importans de France une sommation de payer telle ou telle somme, s’ils ne voulaient voir paraître sur leur compte quelque libelle effronté ; il pratiquait en un mot, avec moins de célébrité, l’ignoble métier qui au XVIe siècle avait fait surnommer l’Arétin le fléau des princes. Pour un industriel de cette sorte, Mme Du Barry était naturellement une mine d’or ; aussi avait-il écrit à cette dame en lui annonçant la publication prochaine (sauf le cas d’une belle rançon) d’un ouvrage intéressant dont sa vie était le sujet, et dont il lui envoyait le prospectus avec ce titre alléchant pour les amateurs de scandale : Mémoires secrets d’une femme publique. Une autre personne que Mme Du Barry eût pu mépriser l’outrage de ce pamphlétaire, ou le traduire devant la justice anglaise ; on conçoit que Mme Du Barry ne pouvait prendre ni l’un ni l’autre de ces deux partis. Alarmée et furieuse, elle avait communiqué sa crainte et sa colère à Louis XV, qui avait commencé par faire demander au roi d’Angleterre l’extradition de ce Morande. Le gouvernement anglais avait répondu que, si on ne voulait pas poursuivre judiciairement ce libelliste, il ne s’opposait point à ce qu’on enlevât un homme aussi indigne de la protection des lois anglaises, mais qu’il ne pouvait concourir à cet enlèvement, qu’il ne pouvait même le permettre qu’à une condition : c’est qu’il serait accompli dans le plus grand secret, et de manière à ne pas blesser les susceptibilités de l’opinion sur l’indépendance du sol anglais. Le gouvernement français avait donc envoyé à Londres une brigade d’agens de police pour s’emparer secrètement de Morande ; mais l’aventurier était rusé et alerte : il avait à Paris des correspondans, haut placés peut-être, qui l’avaient prévenu de l’expédition, et, non content de prendre ses mesures pour la rendre infructueuse, il l’avait dénoncée dans les journaux de Londres, en se donnant comme un proscrit politique qu’on osait poursuivre jusque sur le sol de la liberté, usurpant ainsi,