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ADELINE PROTAT.

gement opéré dans les manières de la jeune fille depuis qu’elle s’était absentée. L’attitude contrainte d’Adeline et l’inquiétude du sabotier jetèrent un certain embarras dans la dernière partie du déjeuner. Le fameux café, source de l’orage domestique que nous venons de raconter, fut servi d’une main tremblante par la jeune fille. Au lieu de le déguster avec une lenteur reposée, comme il en avait l’habitude, le sabotier l’avala d’un seul coup, sans même remarquer qu’il était presque froid. Lazare n’eut pas besoin d’une plus longue attention pour deviner que le père et la fille avaient à s’entretenir. Il prétexta un accablement causé par la chaleur et le voyage pour aller prendre une heure ou deux de repos.

— La chambre est prête depuis hier, dit le sabotier en se levant pour donner la clé à l’artiste. On vous enverra réveiller pour l’heure du dîner.

Après la pièce occupée par Adeline, la chambre du pensionnaire était la plus belle de la maison. Elle était située au premier étage et donnait sur la rivière, que l’on voyait serpenter à travers le gai paysage. En y pénétrant, Lazare s’aperçut que, depuis son dernier séjour, elle avait subi de notables changemens. Selon le désir qu’il avait exprimé plusieurs fois, pour la commodité de son travail, on avait donné à cette pièce les apparences d’un atelier. Le papier, dont les tons criards agaçaient les yeux, avait été remplacé par une couche de badigeon gris, et la fenêtre élargie avait été disposée en châssis. Lazare, qui était réellement brisé par la fatigue, se jeta tout habillé sur son lit, et s’endormit aussitôt.

Dès que le peintre se fut retiré, le père Protat avait interrogé sa fille au sujet de son émotion. Adeline lui raconta tout ce qui s’était passé entre elle et la mère Madelon.

— Tout ça ne m’explique pas pourquoi tu as les yeux rouges, dit le sabotier. Si la Madelon te tracasse et ne veut pas faire tes volontés, comme c’est son devoir, puisque c’est toi qui es la maîtresse dans la maison, tu as bien fait de la renvoyer ; mais ça n’est pas une raison pour pleurer. Il y a quelque chose que tu ne me dis pas.

Adeline répondit qu’il lui avait été pénible d’user de son autorité, et qu’elle éprouvait un véritable chagrin du renvoi de la vieille femme. La jeune fille ne mentait pas certainement en donnant cette raison de sa tristesse ; mais elle n’osait pas confesser à son père ce qu’elle osait à peine s’avouer à elle-même, c’est-à-dire qu’elle était atteinte au cœur par l’insinuation récidivée que la mère Madelon avait laissé échapper au plus fort de sa violence. Protat s’obstinait à ne pas croire que le motif invoqué par sa fille fût réellement le seul qui l’eût bouleversée à ce point. Son instinct paternel lui disait qu’il existait au fond de cette querelle quelque chose de plus sérieux