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REVUE DES DEUX MONDES.

— Nous avons un petit compte ; quand faudra-t-il que je vienne pour le régler ? demanda-t-elle tranquillement.

— Quand vous voudrez, mère Madelon, répliqua Adeline sur le même ton. Comme vous n’avez pas pris… elle allait dire : vos gages ; mais, par une délicatesse qui passa inaperçue, elle évita de prononcer ce mot, qui rappelait cette condition de domesticité dont l’amour-propre exagéré de la Madelon avait tant à souffrir… Comme vous n’avez pas pris d’argent, nous vous devons même une certaine somme…

— À combien que ça peut aller, à votre idée ? demanda la vieille, qui savait parfaitement son compte.

— Dam ! dit la jeune fille, ça peut monter à quarante francs.

— Oh ! vous faites erreur, mam’zelle.

— C’est possible, fit Adeline ; s’il y a plus, on vous le donnera.

— C’est pas ça que je veux dire ; vous me devez au moins dix francs de moins. Dam ! trois mois à dix francs, ça nous compte trente.

— En effet, reprit Adeline ; mais nous ajouterons dix francs pour le mois qui suivra votre départ, c’est l’usage.

— Dans votre monde, c’est possible, dit la vieille, mais pas chez nous, où on ne paie jamais plus qu’on ne doit. Vous me donnerez mon dû, et pas un liard avec. Dieu merci, je n’ai plus besoin qu’on me fasse l’aumône. En sortant d’ici, je sais où aller sans être à la charge de personne. Je ne sais même pas pourquoi on se met chez les autres quand on peut rester chez soi. Quand je suis entrée ici, c’était moins par nécessité que pour obliger votre père. Dans ce temps-là, je n’étais point de trop dans la maison ; mais aujourd’hui c’est différent : on s’aperçoit que j’ai des yeux, aussi on m’ouvre la porte… comme à un chien… et on me dit : Va-t’en… C’est bon ! on s’en va, et votre café aussi, que vous avez laissé sur le feu dans votre machine. Dépêchez-vous donc de le descendre au désigneux… au lieu de perdre votre temps à me regarder comme un ecce homo. Le bonjour à votre père. Je fais mon paquet.


III. — le secret d’adeline.

Lorsque Adeline redescendit dans la salle, encore toute bouleversée par la scène qui venait de se passer dans la cuisine, Protat s’apprêtait à lui demander la cause de son trouble ; mais, en lui désignant Lazare par un rapide coup d’œil, elle mit le doigt sur sa bouche et regarda son père, comme pour lui faire comprendre qu’il n’était pas utile de parler devant un témoin. Le bonhomme entendit sa recommandation et garda le silence, il s’efforça même de détourner l’attention de l’artiste, qui n’avait pu s’empêcher de remarquer le chan-