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Mise en demeure de rentrer dans l’infériorité de sa condition, la Madelon épanchait alors toute sa bile.

— Maîtresse ! s’écriait-elle. Ah ! le voilà donc lâché le grand mot. Parce qu’on a été élevée dans du coton et qu’on a porté les modes des dames de Paris, on croit qu’on n’a jamais tort ; on pense tout savoir sans avoir jamais rien appris. Par la raison qu’on a passé tout son temps à se laver les mains dans de l’eau de Cologne et à se fourrer de grandes épingles dans les cheveux, en se regardant dans le miroir ; parce qu’on a un bonhomme de père qui s’use le corps du matin au soir, pendant que nous restons les bras croisés à lire dans des livres qui n’apprennent rien de bon, pour passer le temps, il faut qu’on taquine les domestiques. Si une pauvre vieille femme comme moi, dans l’intérêt de la maison, s’avise de vous remontrer avec douceur une bonne vérité, dont elle est sûre, on lui donne un démenti. — De quoi vous mêlez-vous, la vieille ? Où donc avez-vous appris à servir, pour ne point savoir que les maîtres ont toujours raison ? — Eh bien ! moi qui vous parle, mam’zelle, reprenait la Madelon avec une nouvelle animation, je n’ai pas toujours eu une mauvaise jupe comme celle-ci, qui serait bonne à accrocher dans les cerisiers pour épouvanter les oiseaux. J’ai eu une maison aussi, qui en aurait bien tenu trois comme la vôtre : dans une année, mon homme et moi nous avons envoyé à moudre aux moulins d’Essonne plus de grain que ne pourrait en engranger en dix récoltes M. Protat, votre père, qui est si fier d’occuper le plus de faucilles en plaine quand vient le temps de la moisson. J’ai eu des domestiques aussi, pas un ni deux, mais jusqu’à dix, et c’est en leur commandant que j’ai appris à servir. Quand une créature à mes gages me faisait voir mon tort, comme c’était, après tout, une manière de prendre mes intérêts, je ne la rudoyais pas comme vous me rudoyez, mam’zelle ; — je ne cherchais pas à humilier, parce qu’on était pauvre et vieux, et que j’étais, moi, jeune et riche, et belle aussi, par-dessus le marché ; je disais : — Un tel, ou une telle, tu sais cela aussi bien et même mieux que moi, puisque c’est ta besogne et pas la mienne. Fais donc comme tu l’entends, à ta guise, et n’en parlons plus… Et la maison n’en allait pas plus mal, et ce serait encore la première et la meilleure ferme du pays, sans des malheurs… Mais voilà ! on devient pauvre, puis arrive le temps qui marie ensemble misère et vieillesse, et alors, pour un morceau de pain qu’on vous donne, faut tout subir, tout entendre, sans dire un mot. Ah ! qu’il est dur le pain du maître, qu’il est raide à monter l’escalier des autres ! ajoutait la Madelon, sans se douter qu’elle parlait ainsi le langage même du vieux Dante. Et, comme si les souvenirs de sa fortune passée lui eussent rendu plus triste l’aspect de sa situation, un levain d’acrimonie se répandait dans toutes