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fille et moi nous en désespérons maintenant. Aussi j’y suis bien décidé : un de ces matins, je lui ferai son sac, je mettrai dix écus au fond, et je le pousserai sur la route, à la grâce de Dieu ou à la volonté du diable.

— C’est singulier ! dit Lazare, qui avait écouté avec une apparence d’intérêt le récit de son hôte. Malgré la farce qu’il m’a faite tantôt, malgré la mauvaise disposition qu’il montre à mon égard, je m’intéresse à ce petit drôle ! Je ne peux pas croire qu’on naisse mauvais, comme une plante empoisonnée. Vous l’avez eu encore aux langes ; vous êtes un brave et honnête homme qui n’avez pu que lui donner de bons conseils ; votre fille a eu pour lui les soins d’une bonne sœur ; ce n’est donc pas dans votre maison qu’il s’est gâté.

— Je ne pense pas comme vous, monsieur Lazare, répliqua le bonhomme Protat en secouant la tête, je crois qu’il y a des gens qui viennent au monde tout mauvais. Nous avons une voisine qui prend des nourrissons ; elle en avait un petit dernièrement qui n’a pas plus tôt eu sa première dent qu’il s’en est servi pour la mordre. Vous voyez donc bien !

Cette preuve, sur laquelle le sabotier appuyait naïvement sa croyance, fit sourire l’artiste, qui ne voulut cependant pas entamer une discussion avec lui sur une matière aussi sérieuse que celle du mal originel. Il avait pour système que toute singularité a une cause connue ou cachée, et il pria le sabotier de patienter encore quelque temps avant d’abandonner son apprenti.

— Il n’a point le cœur ni l’esprit vicié, dit Lazare. L’an dernier particulièrement, pendant nos courses dans ce pays, j’ai causé avec lui comme on peut causer avec un gamin ; eh bien, je vous avouerai qu’il m’a souvent étonné, et que je lui ai entendu faire des remarques deux fois plus vieilles que son âge. Il a surtout une sensibilité extrême, ce qui est presque toujours l’indice d’un bon cœur. Il est paresseux, c’est vrai ; mais sa paresse n’est pas la fainéantise : c’est la paresse qui recherche l’immobilité de l’être, afin de pouvoir donner toute son activité à la pensée. Il est paresseux à la manière des gens qui rêvent.

— À quoi peut-il rêver ? demanda Protat étonné.

— C’est son secret, répondit Lazare. Je pourrais m’étendre plus longuement à propos de certaines étrangetés que j’ai constatées dans la nature de votre apprenti, mais il faudrait entrer dans des détails et des explications qui, sans vous offenser, père Protat, ne vous expliqueraient rien.

— Et pourquoi donc cela ? fit le sabotier en manifestant un doute.

— Pourquoi ? continua l’artiste. Mon Dieu… parce que… Enfin je vous promets que vous n’y entendriez rien.

— Je comprends tout ce que peut comprendre un homme qui a