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REVUE DES DEUX MONDES.

Mme de Bellerie, un moment arrêtée par cette réflexion, sut néanmoins apaiser les scrupules de Protat.

Après avoir passé quelques jours à Montigny, Adeline accompagna la marquise à Paris. L’été suivant, elle revint habiter Moret, où Protat la voyait fréquemment. Selon la promesse de la marquise, Adeline était devenue la plus tendre des filles. Son père aurait bien voulu la reprendre avec lui ; mais, chaque fois qu’il en manifestait l’intention, la marquise lui répondait : — Demandez à Cécile si elle veut se séparer de sa sœur.

Protat s’en revenait seul, moitié triste, moitié content : — triste, parce qu’il lui semblait qu’Adeline ne paraissait point pressée de quitter sa famille d’adoption ; content, parce que sa fierté paternelle trouvait son compte à voir son enfant élevée comme une fille de grande maison.

Cet état de choses se prolongea ainsi pendant six années. Adeline passait les étés au château de Moret, et l’hiver elle retournait à Paris. Habituées à la voir traiter avec une affectueuse familiarité par cette famille, les personnes qui fréquentaient la maison de Mme de Bellerie lui témoignaient un intérêt où la politesse était sans doute pour beaucoup, mais dont les apparences ne laissaient point soupçonner qu’elles s’étonnaient de voir son séjour se prolonger aussi longtemps à l’hôtel de Bellerie. Quant à la jeune Cécile, son attachement était sérieux ; c’était plus qu’un sentiment d’habitude qui lui faisait chérir cette compagne avec qui elle avait presque échangé les premiers mots qu’elle eût prononcés et les premières idées qu’elle avait pu concevoir. Désintéressée comme on l’est à l’âge où l’on ignore les nécessités de la vie et les obligations du rang que l’on y occupe, Cécile aurait joyeusement fait l’abandon d’une moitié de sa fortune à venir pour que la fille du sabotier fût aussi bien sa sœur de sang qu’elle l’était de sympathie. Aussi la voyait-on s’attrister jusqu’aux larmes lorsque, dans ses conversations intimes, Adeline lui faisait comprendre qu’un jour viendrait où leur séparation serait imminente.

— Pourquoi me quitterais-tu ? demandait Cécile. N’es-tu donc pas bien dans cette maison ?

— Mais toi-même tu n’y resteras plus, répondait Adeline. Bientôt l’on songera à te marier, si l’on n’y songe pas déjà. Et ton mari…

— Je n’épouserai qu’un homme qui fera mes volontés, répliquait la pétulante jeune fille, et la première que je lui imposerai sera de te laisser vivre auprès de moi.

Adeline souriait à ces folies.

— Et mon père, ajoutait-elle, il resterait donc seul ?

Cécile baissait la tête en répondant : — C’est vrai.