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grin du sabotier fut si vif, qu’il ne pouvait pas tenir à la maison. Il avait même commencé à hanter les cabarets pour tromper son ennui. Un événement qui fera connaître l’origine d’un des personnages de cette histoire fit rentrer Protat dans ses habitudes laborieuses. Un jour qu’il était allé à Fontainebleau pour affaire, au lieu de revenir à Montigny par les chemins de la forêt, Protat, qui s’était attardé, préféra prendre la grand’route, pour éviter de passer au pied du mont Merle, où une bande de loups, rendus féroces par la rigueur de la saison, avait été aperçue récemment. Comme il arrivait à la hauteur de la croix de Saint-Hérem, le sabotier crut entendre de petits cris plaintifs qui paraissaient sortir d’une cahute que des cantonniers avaient construite au coin de la Route-Ronde. Protat s’avança, guidé par la lune, dans la direction où il avait entendu les cris, et quand il pénétra dans la cabane, il y trouva, couché à terre et à peine enveloppé dans un mauvais lange troué, un petit enfant à demi mort de froid. Protat mit la petite créature sous sa limousine, et gagna en courant le village de Bourron, qui est à un quart d’heure de la croix de Saint-Hérem. Une auberge de rouliers était encore ouverte ; le sabotier y entra pour donner du secours à l’enfant qu’il venait de trouver. C’était un garçon ; il paraissait âgé de quinze ou seize mois ; il semblait chétif et mal venu.

— C’est égal, dit Protat, comme je le trouve, je le prends. Demain il fera jour, je ferai ma déclaration au maire de la commune, et si on ne découvre pas les parens de ce mioche, je le garderai.

— Qu’est-ce que les gens de Montigny disaient donc, que vous n’aimiez pas les enfans ? dit l’aubergiste. Ça ne s’arrange guère avec ce que vous voulez faire cependant.

Protat fronça le sourcil sans répondre, et, quand le petit garçon fut complètement réchauffé, afin de rester moins longtemps en route, le sabotier emprunta la carriole de l’aubergiste pour retourner à Montigny. Le lendemain même, il fit sa déclaration au maire, qui l’autorisa à garder l’enfant.

— Il est bien laid comme le diable, dit-il au curé en lui contant l’aventure ; mais j’avais fait le vœu de recueillir un orphelin, si ma fille retrouvait la santé. Depuis qu’elle est partie, j’ai reçu de bonnes nouvelles, et j’ai profité de l’occasion pour tenir ma promesse. Un abandonné, c’est tout comme un orphelin. D’ailleurs cet innocent-là me tiendra compagnie. J’avais pris la mauvaise habitude d’aller au cabaret, il me fera rester chez moi. Je l’ai couché dans le lit d’Adeline, et ma maison ne me paraît plus si triste depuis que ce petit lit n’est pas vide. Quand il aura l’âge, je lui apprendrai à faire des sabots. — C’est égal, ce marmot-là a eu de la chance que je sois passé sur la route à minuit, et, pour que sa mère l’ait oublié dans