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REVUE DES DEUX MONDES.

— Eh bien ! dit la marquise au sabotier en lui montrant sa fille, le docteur vous a dit ce qu’il fallait faire…

— Me séparer d’elle ! murmura le père avec tristesse, et en parlant il regardait le médecin, et semblait lui demander mentalement : C’est donc bien vrai, ce que vous m’avez dit ?

Un nouvel accès de toux, plus violent que le premier, interrompit la petite Adeline au milieu d’un éclat de rire, et une nuance d’un rouge foncé vint colorer passagèrement les pommettes de ses joues amaigries.

— Reconnaissez-vous le mal de la mère dans les souffrances de l’enfant ? demanda le médecin à Protat, qui restait muet.

— Oui, monsieur, répondit-il faiblement, c’est bien malheureusement la même chose ; mais si ma pauvre femme était là, je crois bien qu’elle ne laisserait point partir la petite : elle aurait trop peur de ne pas la voir revenir.

Sur ces entrefaites, le curé de Montigny, qui passait devant la maison de Protat, entra, comme il le faisait souvent, pour demander des nouvelles d’Adeline. En apercevant des étrangers, il se disposait à se retirer ; mais la marquise et le docteur se joignirent pour le faire rester, et en quelques mots l’instruisirent de ce qui se passait.

— Comme père et comme chrétien, c’est votre devoir d’accepter, dit le prêtre gravement en s’adressant au sabotier. Il y a peu de temps, vous êtes allé demander à Dieu le salut de votre enfant. Il vous a entendu sans doute, car c’est la Providence qui se manifeste dans l’intérêt que vous témoigne Mme la marquise. Repousser cette proposition serait commettre une double faute ; ce serait à la fois méconnaître la générosité d’une personne qui veut utilement prouver sa reconnaissance, et la volonté du ciel qui lui en a inspiré la pensée. Protat, je vous ordonne de confier votre fille à madame.

— Mais si je laisse partir ma petite, ils vont dire dans le pays que j’ai été bien content de me débarrasser d’elle.

— Votre tendresse de père est-elle donc au-dessous de quelques méchans propos ? répondit le curé, et d’ailleurs ne dirait-on pas encore plus, quand on saurait que vous avez refusé une offre dont le résultat pouvait conserver les jours de votre enfant ?

Ces derniers mots parurent convaincre le père d’Adeline. Il alla prendre la petite par la main, et la conduisit auprès de la marquise.

— Emmenez-la donc, madame, lui dit-il en essuyant du revers de sa main deux grosses larmes qui coulaient le long de ses joues ; emmenez-la.

— Nous ne partons pas tout de suite, dit la jeune femme ; mais pour préparer votre fille à une absence qui pourra être longue, peut-être feriez-vous bien de lui laisser passer quelques jours au château