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rationalisme. De leur temps, la science était très honorée, très ménagée. La raison humaine, même la philosophie païenne, n’était guère traitée avec dédain, du moins par les hommes d’école. Le scepticisme était peu connu, par conséquent peu redouté, et l’accusation d’engendrer le scepticisme, cette accusation banale, dirigée aujourd’hui si facilement contre toute philosophie, n’était pas l’arme ordinaire des philosophes de l’église. Je m’étonnais surtout que le sage saint Thomas, avec ce calme d’un esprit vaste, pût avoir expressément soutenu des maximes violentes, telles que celles-ci : » Il n’y a point de science humaine ; la raison par elle-même n’arrive à rien ; Aristote et les philosophes de l’antiquité ne savaient rien. »

Qu’ai-je donc fait ? J’en demande pardon au père Ventura ; je me suis adressé à saint Thomas lui-même. Voyons donc ensemble ce qu’il dit, voyons s’il dit bien ce qu’on lui fait dire.

J’ouvre avec le père Ventura la Somme contre les Gentils. Le livre est destiné à la conversion, non des hérétiques, non des Juifs, mais des païens, mais des mahométistes, de tous les infidèles, de tous ceux qui n’ont avec les chrétiens aucun principe commun. Le saint docteur va-t-il donc avec ceux-là commencer par proscrire la raison philosophique ? Non ; il dit en propres termes qu’avec eux, il est nécessaire de recourir à la raison naturelle, necesse est ad naturalem rationem recurrere. Va-t-il éclater contre la raison inquisitive ? Non ; sans cesse, en parlant des vérités premières touchant la Divinité, il se sert du mot de recherche, investigatio ; il les déclare accessibles à l’inquisition de la raison, inquisitioni rationis pervia. Sur Dieu, en effet, les vérités, suivant saint Thomas, sont de deux sortes. Les unes excèdent la puissance de l’humaine raison, comme celle-ci : que la Trinité s’accorde avec l’unité de Dieu. Les autres sont celles que la raison naturelle peut atteindre, comme celles-ci : Dieu existe, il n’y a qu’un Dieu, — et d’autres semblables. Les philosophes que la lumière de la raison a conduits à ces vérités les ont prouvées démonstrativement. Leur part de la vérité est la vérité démonstrative, veritas demonstrativa. Mais si la vérité était réservée uniquement à l’investigation de la raison, il en résulterait des inconvéniens pour l’instruction religieuse de l’humanité. La bonté divine a voulu que, dans ses prescriptions, la foi fût d’accord avec la raison dans ses recherches. Quant aux dogmes uniquement révélés, la vérité n’en est pas, comme celle dont il vient d’être parlé, intelligible par elle-même, ou susceptible de démonstration. Elle ne peut être établie que par des similitudes, par des raisons vraisemblables, encore qu’un peu débiles, quantumque debilibus, et par la solution des difficultés qu’on lui oppose. Et, après ces préliminaires, l’auteur entre en matière, annonçant expressément l’intention de poursuivre, par la voie de la raison,