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ADELINE PROTAT.

Il y avait dans tous ces discours l’exagération qui de bouche en bouche arrive à faire une poutre d’un fétu. Il fut un jour reporté au père Protat qu’on avait dit dans le pays que le chagrin qu’il avait montré après la mort de Françoise n’était pas sincère, puisqu’il martyrisait son enfant depuis qu’elle n’était plus en vie. Cette révélation le mit dans une de ces fureurs qui rendent un homme assassin. Il s’enquit de la personne qui avait tenu le propos, et jura qu’il le lui ferait rétracter devant tout le monde. Ayant appris que c’était un de ses voisins, le dimanche qui suivit, il fut l’attendre sur la place de l’église, à la sortie de la messe. Au moment où il l’aperçut, il lui sauta à la gorge, et, sans lui dire pourquoi, il lui administra une correction terrible. Le curé, qui venait de quitter l’église, intervint pour rétablir la paix.

— Monsieur le curé, dit le sabotier, ce n’est pas une vengeance, c’est une justice. Ce gredin-là a dit que je n’aimais pas ma femme et que je rendais ma fille malheureuse. Je ne le lâcherai que lorsqu’il aura demandé pardon à Dieu devant sa maison de son mensonge abominable, et, s’il n’obéit pas tout de suite, je lui coupe entre ses propres dents sa méchante langue d’aspic.

Voyant que le sabotier était disposé à lui faire un mauvais parti, le voisin s’exécuta, non sans protester, dès qu’il se vit libre, contre la violence dont il avait été victime.

Le lendemain de cette scène, qui fut diversement commentée sans amener aucun retour dans l’opinion qu’on avait sur lui, le père Protat s’en alla à Nemours. Il en revint le soir même, ramenant avec lui un gentil petit chariot auquel était attelée une chèvre blanche portant de jolis harnais. Le chariot était rempli de joujoux de toutes sortes. Le père Protat avait dépensé plus de cent francs pour prouver à tout le monde qu’il adorait sa fille. On vit donc bientôt la petite Adeline parcourir le village de Montigny dans la voiture traînée par la chèvre blanche. Cela causa sans doute un grand émoi, surtout parmi les enfans, qui ne pouvaient se lasser d’admirer le chariot et son charmant attelage ; mais, durant cette marche triomphale, la petite Adeline ne semblait pas éprouver, même intérieurement, la joie qu’aurait dû lui causer ce riche cadeau, dont son père avait eu l’idée en voyant une gravure qui représentait le roi de Rome dans un équipage pareillement attelé.

En se promenant ainsi dans tout le village avec un orgueil qu’il ne dissimulait pas, le sabotier s’étonnait de ne point rencontrer dans les yeux de sa fille le remerciement du plaisir qu’il pensait lui procurer. Nonchalamment renversée dans sa voiture, la petite se voyait regardée et se devinait enviée sans que rien dans sa personne indiquât cette satisfaction d’amour-propre qui rend les enfans, aussi bien que les