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sabotier se reprochait de lui avoir enseigné la dissimulation à une époque de la vie où toutes les impressions portent ordinairement le cachet de la franchise. Il s’en voulait alors à lui-même et se disait son fait dans des soliloques où il ne se ménageait pas. Quoi qu’il pût se dire cependant, on en disait encore bien plus dans le pays, où l’espèce d’éloignement qu’il avait laissé percer pour sa petite fille avait été exagéré jusqu’à l’aversion. Ces bruits malveillans étaient basés sur quelques propos qu’il aurait laissé échapper à l’occasion des ordonnances du médecin, qui le ruinaient, avait-il dit, sans guérir l’enfant, qui ne faisait que geindre.

C’est, au reste, une habitude assez commune aux paysans de remettre dix fois dans leur poche l’argent qu’ils doivent donner au pharmacien : pour eux, toute dépense qui reste sans profit quelconque, qu’elle ait pour cause la nécessité ou le plaisir, leur semble une prodigalité inutile, et leur saigne le cœur autant que la bourse : ils ont, disent-ils naïvement, le moyen d’être pauvres, mais pas celui d’être malades. Aussi les voit-on souvent nier le mal qu’ils ressentent jusqu’au moment où il les couche de force dans leur lit, ou bien ils attendent encore leur guérison du repos, remède banal, mais qu’ils estiment, par un manque de raisonnement, moins coûteux que les visites du médecin. À l’époque où sa femme avait tenu le lit pendant trois mois, sa maladie coûta gros. Cependant Protat n’avait jamais fait la plus légère récrimination. Ne se fiant point à la science du médecin de Montigny, il avait fait appeler un docteur de Fontainebleau, dont les visites le forçaient à ouvrir largement le sac aux écus, et, pour les avoir de meilleure qualité, il faisait venir les médecines de Paris. Il aurait certainement vendu avec joie son dernier arpent pour prolonger l’existence de sa femme. On avait su tout cela dans le pays, où il avait été longtemps parlé des soins dont il avait entouré la défunte jusqu’à ses derniers momens et de la profonde douleur qu’il avait témoignée à sa perte. Aussi ce furent peut-être ces mêmes souvenirs qui rendaient inexplicables les paroles que dans un moment de mauvaise humeur il avait laissé échapper à propos de la maladie prolongée de la petite Adeline.

— Est-ce la faute de cette petiote, si elle est souffrante ? disaient les uns. Ce n’est pas les drogues qu’elle prend qui ruinent son père, puisqu’à la Saint-Jean dernière il s’est encore agrandi en achetant le pré aux frères Thibaut, même qu’il le leur a payé d'un seul coup pour l’avoir à meilleur compte.

— Eh ! reprenait un autre, quand bien même il ne lui resterait plus en plaine un épi ni un brin d’avoine, quand il serait réduit, pour toute possession, à ses deux bras et à ses outils, est-ce qu’il devrait, comme ça, laisser voir son mauvais cœur ? À la fin des fins, c’est-il bien vrai qu’il aimait tant la mère, puisqu’il ne peut pas souffrir l’enfant ?