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ADELINE PROTAT.

pêcher de penser que sa mère aurait peut-être vécu, si les veilles passées auprès de ce berceau n’avaient point hâté le terme de ses jours, et malgré lui il se surprenait à regretter l’heure où sa femme l’avait rendu père.

Par une singulière bizarrerie, cette amertume, dont au reste il souffrait lui-même, disparaissait durant les périodes où l’enfant reprenait momentanément une apparence de vigueur. Son père alors l’accablait de caresses ; il quittait son travail pour la mener promener dans les champs, et durant des heures entières il la prenait sur ses genoux, s’efforçant de retrouver dans ses traits une ressemblance qui pût lui rappeler la défunte regrettée ; mais aussitôt qu’elle retombait dans son état maladif, sa tendresse paternelle se changeait en brusquerie, en impatiences involontaires qui rendaient la petite muette et chagrine, et quelquefois même la faisaient hésiter à se plaindre, tant elle redoutait la grosse voix de son père. Malgré son âge peu avancé, son intelligence précoce saisissait bien les contradictions qui se faisaient remarquer dans la conduite du bonhomme ; mais elle ne pouvait pas deviner pourquoi celui-ci se montrait moins doux et moins patient avec elle dans les occasions où elle avait le plus besoin de patience et de douceur. Comme les êtres que l’on habitue à la crainte, et aux oreilles de qui toute parole arrive avec le son d’un reproche, l’enfant devint peu à peu timide et contrainte. Il en résulta que dans les momens où le père Protat se trouvait bien disposé, il ne retrouvait plus dans sa fille les gentillesses et le naïf abandon de son âge ; elle avait perdu cette charmante et confuse expression du langage enfantin, et ce rire bruyant qui ouvre la bouche des enfans quand ils n’ont pas d’autre moyen d’exprimer leurs joies puériles, ou de montrer le bonheur qu’ils éprouvent à se sentir aimés. La petite Adeline recevait alors les caresses de son père et les lui rendait avec une timidité inquiète. En la trouvant silencieuse quand il aurait souhaité entendre son petit bavardage confus, Protat se chagrinait d’abord, puis il s’emportait et se mettait en colère pour forcer sa fille à être bruyante et à paraître joyeuse ; il lui ordonnait de jouer du même ton bourru avec lequel il le lui défendait lorsque ses jeux l’ennuyaient. Adeline obéissait, car elle connaissait l’obéissance à l’âge où l’on ignore encore le sens de ce mot ; mais cette soumission cachait tout un petit monde d’arrière-pensées dans lesquelles le bon sens paternel du père Protat pouvait clairement deviner que l’enfant appréciait ses façons d’être. Il s’alarmait alors en remarquant le changement opéré chez cette frêle créature déjà pensive et réfléchie, qui s’abstenait de laisser voir ses désirs, dans la crainte qu’on ne s’y rendît pas, ou qu’on ne les satisfît qu’avec mauvaise grâce.

Lorsqu’il voyait sa fille affecter, pour lui complaire, une apparence de gaieté ou de plaisir qu’elle n’éprouvait point réellement, le