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ADELINE PROTAT.

du reproche dans ce regard vague qui ne voyait déjà plus, et dont l’expression semblait dire : — Merci d’être venue ; mais pourquoi venez-vous aussi tard ?

— Hélas ! murmurait la vieille femme, il n’en reviendra pas ! — Caporal paraissait en effet blessé mortellement. De temps en temps sa gueule s’ouvrait dans une contraction pénible et laissait voir, au milieu d’une écume rougie, sa langue épaissie et pendante. Son poil, souillé de sueur et de poussière, se hérissait sous des frissons subits ; son corps se raidissait dans des convulsions douloureuses. Tout à coup, à une certaine façon dont il regarda sa maîtresse en même temps qu’il remuait la queue, celle-ci comprit qu’il était altéré.

— Il a soif ! s’écria-t-elle en regardant le cercle autour duquel elle se trouvait et qui s’augmentait de plus en plus, car les deux coups de fusil avaient attiré tout le village. — Il a soif, vous voyez bien !

— Eh bien ! qu’on lui donne à boire, fit le garde. Nous allons savoir à quoi nous en tenir sur son état.

Un paysan alla tirer de l’eau dans un puits voisin ; on en remplit une écuelle que la mère Madelon osa seule placer à la portée de son chien. Un grand silence se fit dans l’assemblée. Caporal se jeta sur l’écuelle ; mais soit que la fraîcheur de l’eau eût saisi la chair vive de sa gueule mutilée pendant la rixe, soit que le mouvement qu’il venait de faire rendît plus violentes les douleurs causées par sa double blessure, il se recula brusquement, et pendant un instant l’expression égarée qui est un des caractères de la rage alluma sa prunelle. Un cri d’effroi s’échappa aussitôt de toutes les bouches, les femmes prirent la fuite, et les hommes eux-mêmes firent un mouvement de retraite.

— Il faut en finir, dit le garde, qui se disposait à recharger son fusil. Mère Madelon, retirez-vous ; vous voyez bien cette fois que votre chien est dangereux.

— Il ne vous reconnaîtra pas. — Vous vous ferez mordre ! — Est-ce que vous êtes folle ? s’écrièrent à la fois plusieurs voix effrayées.

— Tonnerre ! fit le garde forestier en frappant du pied, allez-vous vous ôter de là, la vieille ? Vous voulez donc mourir étouffée entre deux matelas ? — Et en parlant ainsi il glissait une charge de chevrotines dans le double canon de son fusil ; mais la courageuse femme restait sourde à tous les avertissemens de la prudence. Une crédulité aussi touchante qu’absurde lui disait qu’elle ne devait rien avoir à craindre de son chien, fût-il véritablement atteint du mal qui faisait réclamer sa mort.

— C’est impossible ! répétait-elle toujours : je l’ai quitté, il y a deux heures, tranquille et bien portant.

— Il aura été mordu par quelque chien errant, et le mal ne s’est