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entrefaites, un garde forestier qui rentrait chez lui pénétra dans le groupe et s’informa de ce qui se passait ; ce fut la marchande de tabac qui donna des explications.

— C’est une mauvaise bête, ajouta-t-elle en montrant Caporal ; c’est lui qui a commencé à mordre l’autre. Il est tombé dessus en traître, j’ai voulu l’en empêcher, et il s’est jeté sur moi comme s’il était enragé.

En entendant ce mot, que la débitante avait laissé échapper sans intention, tous les paysans reculèrent avec effroi. On était alors dans les jours les plus chauds de la canicule, et deux cas d’hydrophobie qu’on avait signalés dans les environs répandaient l’épouvante dans les esprits au seul nom de ce mal horrible. On comprendra donc le mouvement qui se produisit subitement autour de la pauvre bête. Les cris de : « il faut le tuer ! — tuez-le ! » s’élevèrent de toutes parts, et en même temps les regards se fixèrent sur le fusil que le garde forestier portait en bandoulière.

— C’est le chien de la mère Madelon, répondit le garde ; elle a grand soin de lui, car elle l’aime autant que ses petits boyaux. Il serait bien surprenant qu’il eût attrapé le mal de rage.

— Attendez donc, insinua la débitante en s’apercevant de la disposition hostile où ses premières paroles avaient mis les assistans ; attendez donc un peu ! La mère Madelon se plaignait l’autre jour que sa bête n’était plus douce et obéissante avec elle ; elle disait encore que dimanche dernier, en menant Caporal au lavoir pour l’approprier, le chien s’était sauvé dès qu’il avait vu la rivière. Quand ces bêtes-là craignent l’eau, c’est mauvais signe ; et puis, s’il était dans son état naturel, est-ce qu’il aurait attaqué son camarade ? est-ce qu’il se serait jeté sur moi comme un frénétique ? Seigneur ! j’en tremble rien que d’y penser. Bien sûr qu’il est enragé, ajouta-t-elle en se retournant vers un groupe de commères accourues au bruit.

Cette révélation, complètement mensongère, mais faite sur un ton de précipitation et d’effroi qui lui donnait une apparence de sincérité, produisit l’effet que l’ennemie de la mère Madelon et de Caporal en avait attendu. — Si Caporal est enragé, comme tout porte malheureusement à le croire, dit le garde, l’autre chien ne tardera pas à le devenir, car il a reçu plus de coups de crocs qu’il n’en faudrait pour rendre tout un chenil hydrophobe. Comme les ordonnances sont précises, ajouta-t-il en indiquant du doigt une affiche de la préfecture apposée sur le volet du débit de tabac, il est prudent de les abattre tous les deux ; ça les mettra d’accord, acheva le garde en armant son fusil à deux coups.

À cette menace, la vachère se mit à pousser des cris et s’opposa énergiquement à ce que l’on abattît son chien avant qu’il fût examiné par le vétérinaire. Le garde forestier se borna à faire observer