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chaque jour quelques débris des anciennes constructions qui faisaient de cette bourgade une véritable curiosité historique.

Bien que le pays qu’il traversait ne fût pas nouveau pour lui, puisqu’il l’avait déjà habité, Lazare s’arrêtait quelquefois pour regarder autour de lui cette vaste campagne surprise en plein travail de fécondité, et dans un seul jour payant à la faucille le prix des laborieux travaux qu’elle avait pendant un an coûtés à la charrue. Durant les courtes haltes que faisait son compagnon, le jeune paysan déposait son fardeau à terre, s’asseyait dessus gravement, et, posant la tête dans ses mains, il semblait s’abîmer dans des réflexions profondes ; puis, quand il entendait retentir sur le chemin le bâton ferré de l’artiste, il rechargeait la boîte sur ses épaules, essuyait avec la manche de sa blouse une larme qui roulait dans le coin de ses yeux, et reprenait sa route en poussant un gros soupir. L’un suivant l’autre, ils marchaient ainsi depuis environ une demi-heure, et les premières maisons de Montigny étaient encore à une distance assez éloignée.

— Ces diables de lieues de pays n’en finissent pas, murmura l’artiste en s’essuyant le front ; plus on approche, moins on arrive.

Et comme il avait insensiblement ralenti sa marche, le petit paysan, qui avait maintenu son allure, se trouva bientôt sur ses talons. Lazare, qui s’était retourné machinalement, s’aperçut alors de la tristesse peinte sur le visage du jeune garçon. Il remarqua aussi que ses yeux étaient rougis par des larmes récentes.

— Ah ça, mon pauvre Zéphyr, lui demanda-t-il amicalement, où as-tu pris cette mine d’enterrement ? Sais-tu que tu m’as accueilli assez mal quand je suis arrivé à Bourron tout à l’heure ? Quand je suis parti l’an passé, tu pleurais presque en venant me conduire à la voiture, et maintenant tu pleures en me voyant revenir : ce n’est pas naturel, mon garçon. Est-ce que tu aurais du chagrin ? Le père Protat t’aurait-il battu un peu plus que de coutume ? Tu dois commencer à t’y habituer pourtant. Il ne faut pas lui en vouloir ; il a la main un peu prompte, mais pas trop lourde, et le plus souvent il y a de la caresse dans ses tapes. D’ailleurs, si tu es paresseux comme un loir, tu n’es guère plus douillet qu’un bœuf, et les coups ne t’émeuvent guère. Et puis réfléchis, Zéphyr, que si le bonhomme Protat a toujours une chiquenaude au bout des doigts, mieux vaut qu’elle tombe sur ton nez que sur le mignon visage de la mignonne Adeline. Est-ce vrai, mon garçon ? Lève un peu les yeux, qu’on te voie. Tu n’as pas changé, va ; tu as toujours ta bonne figure, moitié bonté, moitié bêtise, un peu triste cependant, un peu fatiguée même. Ah ! j’y pense : tu n’as peut-être dormi que douze heures, et ça ne fait pas ton compte.

— Excusez-moi, monsieur Lazare, je n’ai pas dormi du tout la nuit