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ni le calme étang de Macassar ; elle offre un coup d’œil qu’on chercherait vainement sur un autre point de l’archipel indien. Dans le lointain se dressent les hauts sommets du Salak et du Guédé, qui s’élèvent à 2 et 3,000 mètres au-dessus du niveau de la mer. Ce n’est point cependant la majesté de ces grandes lignes qui attire les regards, c’est sur la baie, émaillée comme un pré de bouquets de verdure, que l’œil fasciné s’arrête et se repose ; mais dès qu’on a dépassé les îlots boisés entre lesquels s’égare la mer limpide et bleue, dès qu’on n’a plus devant soi que les écueils de la rade, une teinte de deuil et de tristesse vient s’étendre sur ce gracieux paysage. L’atmosphère a perdu sa transparence ; le sommet des montagnes commence à disparaître sous un dôme de vapeurs. Les terres basses qui forment le fond de la baie montent au niveau de l’horizon par un mouvement presque insensible. Au-dessus de ces plages marécageuses, on croirait voir planer un air lourd et pestilentiel. C’est bien là le mélancolique aspect que l’imagination prêtait d’avance à la plaine de Batavia, à cette terre qu’un enfant égaré des îles de l’Océanie[1] appelait, dans son poétique langage, Enoua maté, la terre qui tue. Heureusement, non loin de ces marais fétides s’étend une plaine assainie par de nombreuses tranchées, et dont la pente, légèrement inclinée vers la mer, procure un écoulement facile aux eaux stagnantes. Les terrains d’alluvion qui bordent le rivage n’en sont pas moins encore aujourd’hui, comme aux temps les plus funestes de Batavia, un foyer de miasmes délétères.

Si de sombres pensées traversèrent alors notre esprit, l’attention que nous devions donner à la manœuvre de la corvette vint bientôt nous en distraire. Nous entrions dans la rade, poussés par une brise aussi fraîche que l’embat qui souffle aux beaux jours de l’été dans le golfe de Smyrne. Au milieu des nombreux navires qui occupaient déjà le mouillage, il semblait qu’il ne restât plus une place libre pour la Bayonnaise. Sur divers points de cette masse confuse, on distinguait de loin ou la croix de Saint-George ou les blanches étoiles des États-Unis. Les trois couleurs de la Hollande flottaient au vent dans toutes les parties de la rade. À côté des bricks de Java montés par des subrécargues arabes se montraient les grandes frégates marchandes de la Maatschappy, et sur le premier plan la flotte de guerre, qui revenait victorieuse de Bali. Trois frégates de 40 et 50 canons, trois corvettes, un brick, huit goélettes et huit navires à vapeur témoignaient de la renaissance d’une marine qui fut jadis la seconde de l’Europe. À peine la Bayonnaise eut-elle jeté l’ancre à une demi-encâblure de la magnifique frégate qui portait le pavillon du vice-amiral

  1. Oroutou, devenu le compagnon de voyage de Bougainville après le passage de ce célèbre navigateur à Taïti.