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pères; ils n’avaient plus leurs principes moraux ni leur sagesse, mais il leur restait des principes d’action au moyen desquels ils ont jusqu’à un certain point suppléé à tous les autres. Ils savaient, par exemple, qu’ils se devaient à leur patrie, qu’ils devaient mourir pour elle, si cela était nécessaire, et lui sacrifier fortune et intérêts; quelques-uns même, hélas! surtout chez nous, pensaient qu’on devait aussi lui faire le sacrifice de son honneur et de son âme, et qu’il était excusable de paraître devant Dieu chargé de crimes, pourvu que ces crimes eussent été commis au nom de la pairie. Par un singulier contraste, jamais génération attachée comme celle-là aux choses de la terre, aux plaisirs mondains, aux rêves du parfait bonheur, n’a fait, lorsqu’il le fallait, meilleur marché de toutes ces choses et n’a montré moins de regrets pour elles. Mais, pour revenir aux États-Unis, le vieux Benjamin Pierce était bien de la même génération que ce vétéran de la révolution, presque centenaire, et que Parker Willis nous raconte avoir rencontré vivant pauvrement dans un village du Massachusetts. Plusieurs fois le gouvernement lui avait offert une pension en récompense de ses anciens travaux : il avait toujours refusé. On n’avait jamais pu lui faire comprendre qu’il avait droit à cette pension : la patrie, répondait-il, avait réclamé autrefois ses services et son sang, il avait répondu à son appel; quoi de plus simple et de plus naturel, et pourquoi venait-on importuner par de telles offres d’argent la paix de ses vieux jours? Aujourd’hui comme autrefois on trouverait certainement un grand nombre d’Américains capables de se dévouer pour leur patrie; peut-être en trouverait-on beaucoup moins qui seraient capables de refuser la légitime récompense de leur dévouement.

C’est par un père imbu de tels principes que Franklin Pierce fut élevé, et en vérité il n’est pas difficile de reconnaître dans certains actes de sa vie les traces de l’influence laissée par cette éducation. L’exemple le plus mémorable que nous en puissions citer est son discours prononcé en 1840 au sénat de Washington, précisément sur cette question d’indemnités pécuniaires et de pensions à accorder aux vieux soldats de la révolution. Franklin Pierce s’y opposa en faisant remarquer avec force que le peuple américain tout entier aurait droit à de telles immunités. Nous citerons quelques passages de ce discours, où apparaissent certaines idées morales aujourd’hui peu goûtées, et où respire quelque chose de ce stoïcisme qui a été parmi beaucoup d’autres un des caractères de la fin du XVIIIe siècle. « Les pertes, les souffrances, les sacrifices de cette période furent communs à toutes les classes et à toutes les conditions de la société. Ceux qui restèrent dans leurs foyers souffrirent presque autant que ceux qui prirent une part active à la lutte. Les vieux parens ne souffrirent pas moins que leurs fils, qui auraient été la consolation de leurs derniers jours, et qui avaient été obligés de partir pour remplir un devoir encore plus sacré que celui-là sous les étendards de la patrie saignante. La jeune mère avec ses enfans luttant contre le besoin, forcée pendant de longues années de passer les jours en travaux pénibles, les nuits en anxiétés et en craintes, n’excite pas moins nos sympathies que son mari suivant la fortune de nos armes, sans habits pour protéger son corps, sans alimens pour soutenir sa force. Monsieur le président, je ne pense jamais aux soldats de cette armée patiente et dévouée qui passa la Delaware en décembre 1777, à ces soldats marchant pieds nus à la rencontre de l’ennemi, et laissant par