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plus rien de ce que j’ai vu. Je me rappelle avoir visité une île qui était sortie, entre l’Italie et la Sicile, de la mer où elle est rentrée : on en faisait des silhouettes pour les vendre aux curieux; mais la figure de l’île volcanique changeait chaque jour, et au bout de vingt-quatre heures les portraits ne ressemblaient plus au modèle. Les villes des États-Unis, qu’on dirait sorties du sol par des éruptions subites, sont comme l’île Julia : elles changent sans cesse d’aspect, et le portrait qui est fidèle aujourd’hui ne le sera plus demain.

Après cette impression plus extraordinaire qu’agréable produite par le spectacle du développement américain à Ogdensburg, je trouve une de ces impressions délicieuses de calme et de sérénité que donne partout une promenade à travers la campagne, sur une belle route, en vue d’une grande masse d’eau tranquille; le défrichement a respecté un petit bois de chênes au bord du fleuve; j’y ai rêvé longtemps en regardant l’eau à travers les branches et en écoutant les clochettes des vaches l’inter comme dans un pâturage solitaire de l’Oberland. Ma rêverie a été interrompue par une voix de femme et par ces mots : Cette poison d’enfant... Je ne savais pas, sur les rives du Saint-Laurent, être si près de la place Haubert, et me serais volontiers passé d’être tiré brusquement de mon rêve par ce souvenir peu poétique de la patrie.

Nous remontons sur le grand fleuve, et bientôt nous commençons avoir les îles dont l’entrée du lac Ontario est semée, et qu’on appelle les mille îles. Ces îles sont en général basses et couvertes d’arbres qui paraissent sortir du lac. La marche du bateau qui serpente à travers ce labyrinthe verdoyant leur donne une apparence de mouvement; elles semblent flotter et nager sur les eaux. Quand on a passé les dernières îles, le lac, qui avait encore quelque chose d’un vaste fleuve, s’ouvre et devient une mer. Ce n’est plus pittoresque, c’est encore poétique. Un paysagiste mépriserait ce spectacle, mais les peintres méprisent trop les effets qu’ils ne peuvent rendre, les hautes montagnes, les vastes espaces d’eau, l’immensité sous toutes ses formes. La création n’a pas pour but unique d’être renfermée dans un cadre de trois pieds et de bien faire sur un chevalet.

A l’horizon s’étend une ligne grisâtre : ce sont les bords peu élevés du lac, qui par moment se confondent avec ses eaux. Le bateau à vapeur aborde successivement à Kingston, ville canadienne, et à Oswego, ville des États-Unis. Le contraste des deux pays est frappant : Kingston est une cité tranquille, régulièrement bâtie, qui a un air ancien ; le port d’Oswego, petite ville de 12,000 âmes, est encombré de bâtimens. Une extrême activité règne partout, on débarque à la hâte le fer et le charbon. Le marteau qui radoube les embarcations frappe avec rapidité; on sent qu’il est dans des mains pressées. Les passions politiques ne sont pas moins ardentes ici que