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Voici ce qui m’est resté de plus saillant de cette inspection à première vue. — L’absence de l’analyse et de l’abstraction est ce qui caractérise l’iroquois comme les autres langues de la même famille. Ainsi il n’y a pas d’infinitif[1]. L’infinitif, c’est l’action abstraite indéterminée; il faut tourner par que je ; au lieu de dire je veux aimer, il faut dire je veux que j’aime. Ce qui est assez remarquable, c’est qu’il en est exactement de même dans le grec moderne[2]. En se dépravant, la langue d’Homère est tombée, sous ce rapport seulement, au niveau d’un idiome sauvage. La puissance d’abstraction d’où résulte l’infinitif, et à laquelle l’iroquois ne s’est jamais élevé, le grec l’a perdue dans l’usage vulgaire.

Cette même impossibilité d’isoler l’idée abstraite, de l’exprimer autrement que dans telle ou telle relation, modifiée de telle ou telle manière, fait qu’on n’emploie jamais l’adjectif seul[3]. La qualité qu’il exprime n’est conçue qu’inhérente à un sujet. On ne peut dire bon, mais un homme bon, une plante bonne, etc.

L’iroquois, comme les autres langues de même famille, étonne par une richesse surabondante de formes grammaticales. Outre le verbe actif et passif, il y a le verbe fréquentatif, qui exprime la répétition d’un acte, le verbe réfléchi, le verbe réciproque, le verbe corrélatif, par lequel on fait entendre qu’on va au-delà d’un lieu et qu’on s’arrêtera en deçà, ce qui, par parenthèse, doit rendre difficile d’annoncer en iroquois le projet d’un voyage dont on ne sait pas bien le terme, surtout pour ceux qui, comme moi, sont sujets à changer d’avis sur la route. En revanche, une autre forme verbale fort commode pour les esprits mobiles signifie qu’on prend une résolution opposée à celle qu’on a prise précédemment. Par une troisième, on désigne une chose comme cessant d’exister; c’est le contraire de l’idée que nous rendons par devenir. Je ne sache pas qu’une autre langue offre une semblable ressource grammaticale; elle serait excellente pour traduire ce vers de Voltaire sur l’eucharistie :

Adore un Dieu caché sous un pain qui n’est plus.

Tous les noms peuvent se transformer en verbes et donner naissance aux diverses formes que je viens d’énumérer et à d’autres encore, et toutes ces formes sont susceptibles de se conjuguer de cinq manières différentes. On ne saurait imaginer une langue plus compliquée que

  1. Il en est même dans le pokonchi, parlé par les Indiens de Guatemala, à l’autre extrémité, de l’Amérique septentrionale.
  2. On dit que l’infinitif est également remplacé par le subjonctif dans le jargon parlé par les tribus errantes connues en France sous le nom de bohémiens.
  3. Par suite du même principe, dans la langue delaware, on ne peut pas dire père, mais seulement mon père, ton père, son père, etc.