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cet antique et bizarre logis avait quelque chose qui tenait du rêve et du conte de fée; un ciel inondé de lumière ne la rendait que plus saisissante, car rien n’est mystérieux comme la tristesse du soleil; elle parcourut tour à tour les cours carrées où s’élevaient quelques figuiers isolés, et les grandes pièces oblongues tapissées de nattes où dormaient et fumaient les gens de guerre qu’elle avait aperçus la nuit. Mais une partie du bordj, entre toutes les autres, attirait sa curiosité. La veille, en visitant une première fois cette demeure avec Pontrailles, elle avait voulu pénétrer dans le petit marabout qui surmontait une des terrasses. Pontrailles s’était jeté devant la porte en laissant paraître une vive émotion, et l’avait suppliée de ne pas entrer. Mme de Bresmes se rappela l’histoire de Barbe-Bleue, et se sentit au cœur la passion si admirablement peinte par cette légende. Elle pensa que ce marabout renfermait peut-être quelque horrible secret, un squelette, une tête coupée, une de ces choses enfin qui s’offrent tout environnées de surnaturelle épouvante à qui n’est pas obligé de vivre avec la mort en rapports fréquens et familiers. Ainsi que nombre de portes arabes, la porte du marabout avait un verrou qui se tirait en dehors. Anne pouvait entrer, elle hésita ; sa main se posa crispée et tremblante sur ce morceau de fer rouillé; enfin, comme cela est toujours arrivé depuis Eve, la curiosité eut le dessus dans sa lutte avec la crainte.

Le verrou fut tiré, la porte s’ouvrit, et elle vit un spectacle qui lui serra le cœur. Ce n’était point, bien loin de là, un spectacle effrayant: elle avait devant elle une créature faite pour chasser au contraire toutes les tristes et sinistres idées. Sur un de ces tapis aux couleurs vives et bariolées qui viennent du pays des Nègres, se tenait accroupie, l’œil distrait, la cigarette entre les lèvres, une Mauresque d’Alger. Je ne dirai point que ce fût une beauté merveilleuse, qu’elle eût fait mettre Michel-Ange à genoux et pleurer d’enthousiasme Raphaël : la beauté est bien comme l’amour, on en parle d’ordinaire sans l’avoir vue; mais cette femme pourtant était belle. D’abord elle avait ces deux grands yeux qui n’appartiennent qu’à l’Orient, ces yeux d’un noir velouté et lumineux qui font songer de fleurs et de soleil. Puis tous les arcanes de la coquetterie africaine : cette ligne sombre que les Mauresques tracent entre leurs sourcils, ces teintes bleues qui donnent de voluptueuses langueurs à leurs paupières, cette couleur d’un ardent incarnat qui rougit leur bouche et fait briller sur leurs dents une féerique blancheur, la paraient d’une étrange et saisissante grâce. Enfin elle portait ce costume de péri qui est aussi tout un enchantement. Les femmes en Afrique sont, comme les maisons, le triomphe du mystère. Le grand voile blanc qui les enveloppe, c’est le mur sans fenêtres qui oppose à la vue un rempart. Derrière ce mur, il y a les jardins, les fontaines et les grandes pièces