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grand malheur pour nous deux, pour vous surtout. Votre vie de Paris vous semblerait si cruellement fade quand je vous aurais aimée !

Le regard dont il accompagna ces paroles avait quelque chose à la fois de si grave et de si ardent, que Mme de Bresmes en fut toute troublée, et ce fut avec émotion qu’elle répondit en s’efforçant d’être enjouée : — Savez-vous, mon cousin, que vous avez une fatuité d’une espèce sauvage et primitive? Vous admettez que le jour où vous aurez daigné avoir quelque tendresse pour moi, toute ma vie sera brûlée.

— Non, je ne suis pas fat, interrompit impétueusement Pontrailles, j’en atteste ma vie entière, où les vanités de toute nature n’ont guère eu occasion de se produire. Je n’ai pas de fatuité; mais ce que vous ne croiriez point, j’ai beaucoup de bon sens, et ce bon sens-là me dit que je vous ferais sentir ce que j’éprouverais. Ce n’est point par moi seul que je deviendrais votre fatalité. J’emprunterais ma puissance sur vous de tout ce qui m’entoure. Cette étrange habitation où je vous reçois, ce paysage que nous regardons ensemble, ce ciel qui nous jette dans le même rêve, voilà qui graverait à jamais mon image au fond de votre pensée. Le fantôme que vous emporteriez en vous n’aurait point de rivaux à craindre. Ceux que vous verrez là-bas n’auront ni mon bordj, ni mes montagnes, ni mon illumination d’étoiles. Ils vous offriront de nouveau, avec leur opiniâtre monotonie, ce que vous avez repoussé déjà. Oui, vous m’aimeriez parce que je resterais pour vous quelque chose d’unique; et vous, la seule femme qui m’ait jamais rappelé les créations des livres, les visions de mon cœur, de quel amour, moi aussi, je vous aimerais!

— Heureusement, fit-elle tout à coup en lui tendant la main, nous ne nous aimons pas.

Pontrailles la regarda et vit dans ses yeux, qu’éclairait la lumière des étoiles, deux larmes, brillans joyaux du trésor divin des tendresses. Il appuya ses lèvres sur cette main qu’on lui tendait, et sentit ce tressaillement intérieur qui indique une naissance dans notre, âme. Ils s’aimaient.


IV.

Pendant tout le temps de cet entretien, le comte de Bresmes avait d’abord fumé dans un profond recueillement un chibouque sans s’inquiéter ni du ciel, ni des montagnes, ni de sa femme; puis il s’était retiré dans la chambre que Pontrailles lui avait fait préparer. Il dormait là du sommeil d’un homme que la jalousie n’a jamais hanté, quand Anne résolut de se retirera son tour. C’était la pièce même où il couchait que Pontrailles avait cédée à sa cousine. Cette pièce était