Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/552

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quant à sa femme, elle ne lui avait jamais inspiré que le sentiment de la plus froide estime ; il se le reprochait, disait-il ; elle se serait bien gardée de le lui reprocher. Tous deux avaient reconnu, dès les premiers jours de leur mariage, que Dieu évidemment ne les avait point créés l’un pour l’autre. Ils ne s’inspiraient aucune aversion, mais la plus profonde, la plus incurable indifférence. Il y avait entre eux cette invisible séparation qui s’établit entre certains époux sans violence, sans douleur, sans un échange de paroles blessantes, même amères. Ils ne s’étaient pas aimés, voilà tout, et s’étaient compris sans se le dire.

Ils vivaient ainsi quand arriva l’événement, fort peu important en apparence, qui devait changer Mme de Bresmes pour toujours peut-être dans son cœur, et pour quelque temps, à coup sûr, dans sa vie. Un vieux baron de Bresmes, très-connu dans une assez mauvaise compagnie, s’avisa de mourir en laissant à Gérard, son neveu, un héritage grevé de rentes destinées à l’entretien des roses dont il avait couronné ses cheveux blancs. Ce baron de Bresmes, qui était un spéculateur, avait acquis, je ne sais trop comment, de vastes possessions en Algérie. Une après-midi, il y a de cela seulement deux années, Gérard entra chez sa femme qui jouait en ce moment une mélodie de Chopin : — Si vous voulez, lui dit-il, nous irons cette année faire un voyage en Algérie. Je ne crois pas assurément que ce soit un pays bien curieux, la domination française a dû y faire disparaître déjà toute originalité de mœurs; mais nous y avons quelques intérêts, et cela nous fera sortir un peu de la routine des touristes.

— Nous irons, répondit-elle, où vous voudrez. Je n’aime ni ne hais d’avance aucun pays.

Et ses doigts se remirent à errer sur le piano, tandis que le comte de Bresmes saisissait d’une main distraite un journal; puis elle s’interrompit, et, dirigeant vers son mari le plus nonchalant des regards : — Mais n’avez-vous pas là, fit-elle, un parent?

— Certainement nous avons dans je ne sais quel régiment de cavalerie notre cousin Guillaume de Pontrailles, qui s’est engagé il y a une dizaine d’années. J’ai récemment entendu parler de lui je ne sais trop par qui, On m’a assuré qu’il s’était distingué dans la guerre aux bœufs et aux moutons qui se fait par là.

Et tout fut dit entre les deux époux sur l’Afrique et sur Pontrailles.


II.

Ceci n’est ni un conte, ni un roman, un de ces romans du moins que font les hommes, car c’est un de ces romans que fait Dieu. Ce sont ceux-là tout simplement que je tâche d’écrire. Aussi aî-je toujours peur de les gâter par tout ce qui ressemblerait à de l’art, de