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à Tashtego d'y en élever un autre. Moins que jamais, à cette heure, il voudrait avoir l'air de baisser pavillon.

Encore une fois les deux ennemis se joignent. Le harpon d'Ahab plonge dans le corps de Moby Dick, comme dans un marais aux fanges épaisses. La baleine se retourne alors pour combattre ; mais ses yeux obliques, méconnaissant l'ennemi placé en face d'elle, ne lui montrent que la masse noire du Pequod, et c'est vers lui qu'elle s'élance, poussant en avant, comme un irrésistible bélier, son large front blanc sillonné de rides. Fascinés à l'aspect du monstre qui arrive sur eux, chassant devant lui un large demi-cercle de bouillonnante écume, Starbuck et ses collègues, les trois harponneurs placés en vigie, l'équipage tout entier, attendent, immobiles, le choc prévu. Les deux masses se heurtent. Le Pequod s'entrouvre, les flots pénètrent dans ses flancs avec un bruit sourd. La baleine, étourdie par la force du coup, glisse sous la quille, et va reparaître à l'autre extrémité du navire, où elle demeure un instant à l'état de masse inerte. Ahab, furieux, désespéré, a profité de ce moment pour la rejoindre. Il la frappe une dernière fois. Une dernière fois Moby Dick entraîne, stimulée par cette nouvelle blessure, le harpon qui dévide après lui une corde brûlante… Cette corde dévie un moment et sort de sa rainure… Ahab se penche pour la rajuster ; un des anneaux qu'elle forme et déroule en une seconde s'enlace autour de son cou. C'en est fait de l'intrépide vieillard, qui disparaît aux yeux de ses compagnons avec la rapidité muette de ces éclairs que la foudre ne suit point.

Moby Dick a plongé, entraînant ainsi avec elle sous les flots où elle va mourir, son ennemi déjà mort. Quant au Pequod, les rameurs d'Ahab n'entrevirent plus, à travers l'écume de toutes parts soulevée, que sa forme vague, et comme son ombre, couchée sur les flots prêts à l'engloutir. Bientôt la pointe du grand mât fut seule hors de l'eau ; — le pavillon d'Ahab, le pavillon rouge y flottait encore, car Tashtego, fidèle à la consigne, continuait bravement à l'y clouer. Un faucon de mer qui planait depuis quelques instans, avec l'instinct des oiseaux de proie, au-dessus du navire près de faire naufrage, crut pouvoir saisir au vol ce vestige flottant dont la couleur brillante agaçait ses yeux ; — mais au moment où son aile se collait à l'extrémité du mât, un dernier coup de marteau vint l'y fixer. On eût dit que le Pequod, semblable à Satan, ne voulait prendre la route de l'enfer qu'en y entraînant avec lui un des habitans du ciel. Sur l'oiseau et sur le navire engloutis, la mer se referma, paisible et sereine, les cachant sous ce vaste linceul, toujours le même depuis cinq mille ans…


Est-ce un roman, est-ce un livre positif, plein de souvenirs et de réalité, que nous avons tenté de résumer en quelques pages ? D'au-