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mots qu’Ahab recueille avec extase : — Oui,… rencontrée hier. — Avez-vous arraisonné une chaloupe en dérive ?

Évidemment, Moby Dick avait encore fait des siennes. Informations prises, il se trouva que cette barque perdue sur l’immensité des mers, et dont le capitaine de la Rachel demandait des nouvelles avec une anxiété si profonde, portait son propre fils, son fils unique, égaré à la poursuite de la fatale baleine. — Un enfant de douze ans ! ajoutait l’infortuné père avec une émotion contenue. Il promettait à lui seul plus que tous ceux de Nantucket… Capitaine, continuait-il, je vous supplie de vous joindre à moi pour battre la mer et le retrouver… Quarante-huit heures… je vous demande de me laisser fréter le Pequod pour quarante-huit heures !… Je paierai, je paierai grandement… Songez donc !… mon fils !… Vous le devez !…

Mais sous ces prières, redoublées avec une insistance fiévreuse par un malheureux père pâle de désespoir, Ahab reste aussi impassible que l’enclume sous le marteau qui la frappe et la frappe encore. — Capitaine Gardiner, finit-il par répondre, je ne puis faire ce que vous désirez… À vous écouter même je perds un temps précieux, des minutes qui valent tout l’or avec lequel vous pensez me séduire… Dieu bénisse vos efforts… et puissé-je me pardonner un jour ce que je fais en ce moment !… Mais il faut que je parte. Adieu, sans plus de paroles… En route, Starbuck ! Orientez au plus près du vent !…


Trois ou quatre jours se sont passés. Moby Dick n’a pas été signalée. Ahab commence à se méfier de son équipage, qui peut-être conspire contre ses desseins. Il se fait hisser, dans une chaise en cordes tressées, à la pointe du grand mât, et de là ses regards perçans balaient la mer dans toutes les directions. Si l’on veut préserver la vie d’un homme placé à cette hauteur, il faut qu’un autre homme veille sans cesse sur la corde qui l’y maintient. Sentinelle attentive, pour éviter une méprise mortelle, il faut que ce dernier ne la perde pas du regard, ne la quitte pas de la main. À qui pensez-vous qu’Ahab remette ce soin ? À la merci de qui place-t-il sa vie menacée ? Il choisit le seul homme qui ait osé combattre ses projets et le mettre en garde contre sa propre folie, et Starbuck, une seconde fois, dispose de la vie d’Ahab. Instinct merveilleux que cette témérité insensée !


Surprise des surprises ! Ahab a pleuré. Une grosse larme est tombée de ses yeux dans la mer, pendant qu’il contemplait cette mer endormie sous un ciel d’une admirable pureté, pendant qu’il regardait les blancs oiseaux de l’air effleurer de leurs ailes sans tache le limpide azur des flots, pendant qu’il aspirait à pleine poitrine les pénétrans arômes de la brise d’orient. Pour attendrir ce cœur farouche,