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du monde connu et réunis par le hasard : Provençaux, Maltais, Islandais, Siciliens, matelots des Açores, de la Hollande, de l'île de Man, lascars de Sumatra, gens du Fo-Kien ou de Tahiti. — Circonstance notable, il en est à peu près ainsi pour l'armée de terre et la marine militaire des Américains, — de même pour sa marine marchande, de même pour le matériel humain employé par les ingénieurs qui, chez ce peuple jeune et superbe, creusent les canaux ou aplanissent les voies de fer. Pour tous ces travaux si divers, l'Américain se réserve la direction intelligente, la volonté, le calcul. Il emprunte au dehors les bras, l'activité musculaire, la force brute ; c'est un phénomène qui rappelle Sparte et les Ilotes.

Dans cette revue de l'équipage du Pequod, n'oublions pas toutefois cinq personnages mystérieux, plutôt gnomes que matelots, cachés par Ahab dans quelque obscur recoin de la cale, pour lui servir d'aides et de seconds dans son grand duel avec Moby Dick. Embarqués à ses frais, ils ne figurent point sur les rôles, et bien des jours après le départ du Pequod, pas un homme ne soupçonne leur présence à bord. À peine se trahit-elle, dans le silence des nuits, par quelques vagues rumeurs filtrant à travers les écoutilles, et quand elle est révélée à la longue, quand on voit ces fantômes émerger, un à un, des entrailles du navire, après le premier étonnement et les premières conjectures, chacun se fait par degrés à l'aspect étrange, au langage inintelligible de ces hôtes tout d'abord suspects. Leur chef tout au plus reste comme une énigme vivante dont il y a quelque intérêt à connaître le mot : c'est Fedallah l'Indien, au teint fauve ou jaune-tigre, aux cheveux blancs roulés en turban, aux lèvres couleur d'acier, aux vêtemens de coton noir, taillés sur le patron chinois, au parler à peine articulé, qui siffle entre ses dents blanches comme la menace d'un serpent irrité. En le voyant, aux momens de crise, apparaître tout à coup sur le pont, suivi de ses sombres acolytes, et dans un frêle esquif emporter Ahab au plus fort des combats et du péril, il est malaisé de ne pas se rappeler la barque d'enfer et le nautonnier de Pluton.

Tandis que nous faisons ainsi connaissance, un par un, avec les principaux soldats de cette vaillante troupe, le vaisseau marche toujours. Deux mois de traversée nous ont amenés sur le théâtre où doit avoir lieu le premier lowering[1], la première aventure.

Quel est ce cri prolongé qu'on dirait tombé des nuages ? C'est Tashtego qui l'a tiré de sa poitrine, perché sur les barres de perroquet. Son corps penché, son bras étendu vers l'horizon, cette clameur sauvage qu'il répète à courts intervalles, ne laissent aucun doute : il

  1. De lower, abaisser. — On désigne ainsi la mise à l'eau des chaloupes suspendues au flanc du navire.