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la case, sa femme tisse en se jouant la chemise de pina ou de nipis. On ne peut séjourner quelque temps sous les tropiques sans se sentir saisi d’une admiration toute nouvelle pour le travail, et sans reconnaître dans ce divin précepte la grande loi et le premier devoir de l’humanité.

Rentrés dans le village avant que le soleil de midi eût rendu la température intolérable, nous passâmes le reste de la journée sous le toit hospitalier de notre guide Molina. Ce fut alors qu’il nous montra ses armes et nous entretint de ses exploits. Quand le général Claveria dirigea, au mois de février 1848, une expédition contre le grand repaire des pirates, — l’île à demi noyée de Balanguingui, — trois cents volontaires de Samboangan lui offrirent leurs services. Sans eux, assurait Molina, l’expédition eût échoué. Le canon des navires à vapeur foudroyait vainement depuis vingt-quatre heures des remparts formés d’une triple enceinte de troncs de cocotiers et de pierres madréporiques. Il fallut dresser des échelles contre ces murs, dans lesquels on désespérait de faire brèche. Les soldats de Manille n’avaient jamais vu le feu. Les officiers qui s’étaient portés à la tête de la colonne venaient d’être tués à bout portant. L’armée s’ébranlait déjà, et la journée semblait perdue quand, à la voix du général, on vit s’avancer les volontaires de Samboangan. Couverts de leur écu, serrant la poignée du campilan de leur main droite, ils relèvent les échelles renversées et gagnent sous une pluie de balles la plate-forme du rempart. Les Maures se jettent alors dans le réduit où ils ont enfermé leurs femmes et leurs enfans; ils égorgent leur famille pour lui épargner la honte de tomber au pouvoir des chrétiens. Avant que les Espagnols aient pu forcer l’entrée du réduit, la boucherie est complète. «Nous n’avons plus devant nous, s’écriait Molina, dont la verve échauffée avait trouvé des accens poétiques, qu’un monceau de cadavres et qu’une mare de sang. Du milieu des mourans, un desesperado s’élance vers moi pour me frapper de son kris : d’un revers de mon campilan je l’étends à terre. Le cri des Samboanguenos était : Point de quartier aux Maures ! Bien peu de ces infidèles obtinrent d’avoir la vie sauve; on recueillit pourtant quelques enfans qui avaient par miracle échappé au carnage. Cette fille au teint brun que vous avez pu remarquer à la porte de la case fut ma part de butin. C’est du sang de pirate qui coule dans ses veines; elle n’en sera pas moins un jour une honnête fille et une bonne catholique. »

Feliciana, — tel était le nom de la jeune moresque, — avait alors dix ou onze ans à peine. Ses grands yeux noirs, sa peau brune et luisante, ne permettaient pas de la confondre avec les pâles rejetons du métis espagnol. Au milieu de ce paisible bercail, elle me rappelait involontairement un jeune loup apprivoisé. Je l’observais pendant que Molina nous débitait d’une haleine infatigable ses rodomontades